Dans sa chronique, Bruno Devauchelle mène une réflexion sur la transformation culturelle qu’apportent les usages et possibles numériques. Il interroge la période et se demande si nous n’en serions pas à un moment de repli, comme pourrait l’indiquer la proposition de la « pause numérique ». Il interroge les effets des mesures proposées, notamment au regard de leurs enjeux d’éducation.
Alors que l’idée du Bring Your Own Devices (BYOD-AVEC – Apportez vos équipements personnels connecté) semble combattue de tous bords, on peut penser que ce sera, à l’avenir, le seul moyen pour le système scolaire et universitaire de permettre aux jeunes de mettre à profit les possibilités du numérique pour construire leur avenir et plus simplement leur personne. Outre le sentiment d’un désaveu progressif pour le numérique scolaire aux résultats discutés en éducation, à un impact environnemental non négligeable, à un effet neurocognitif probable, etc. le repli dans les politiques d’équipement individuel des élèves est commencé, en particulier dans les collectivités locales, appuyé en cela par des propositions nationales qui vont dans un autre sens… autour de la pause numérique et suite au rapport sur les écrans publié au printemps 2024. Serions-nous donc à un moment de repli, comme nous en avons connu à plusieurs reprises depuis le début des années 1980 ?
Rêves et réalités d’une transformation culturelle
Les espérances, les rêves, les utopies, souvent relayés dans les médias de toute nature, accompagnent traditionnellement l’émergence de technologies, en particulier d’information et de communication et plus encore dans le domaine de l’éducation. Rappelons les débuts de l’informatique scolaire (IPT 1985) qui ont rapidement donné lieu à des discours enthousiastes et rapidement ensuite à des discours de déception, voire de rejet. On peut reproduire ce schéma au cours des quarante dernières années, mais une discussion plus avancée est à faire. Au-delà de l’habituelle courbe d’adoption du changement, il y a une transformation de contexte et de culture qui doit être prise en compte. Là où les technologies d’information et de communication sont différentes des autres technologies, c’est qu’elles touchent aux interactions humaines, au coeur de toute civilisation, de toute société. Celles-ci étant un des piliers de l’acculturation et de l’appropriation, elles transforment donc l’ensemble de la vie en société.
Faire face à nos vulnérabilités
Le développement des appareils numériques personnels, individuels, et en particulier les smartphones est tellement important en moins de vingt années que l’on ne peut ignorer ce que cela induit et se contenter d’interdire ou de freiner le rôle de l’éducation (scolaire et tout au long de la vie). Il s’agit bien de permettre aux jeunes et aux adultes de parvenir à comprendre ces technologies pour en faire usage de manière consciente et responsable. Consciente en ayant connaissance et responsable en gardant la possibilité de choix. Or on pourra constater que la vulnérabilité face au numérique concerne encore une partie importante de la population comme l’indique le baromètre de l’inclusion numérique 2024 publié en Belgique. Ces éléments nous alertent et nous invitent à questionner d’une part le développement continu du numérique dans la société, porté par un modèle social et économique libéral, d’autre part, les conséquences d’une mise à l’écart d’une part de la population, qui pourtant, adopte largement les outils qui lui sont proposés.
Submergés, noyés, ou soumis ?
Ce qui impressionne c’est la perméabilité de la population, en général, et des jeunes en particulier. Les smartphones dont les premiers équipements ont lieu entre 8 et 11 ans en moyenne sont devenus au mieux des aides du quotidien, au pire des prothèses. A cela s’ajoute la notion de viralité (la « propagation » pour reprendre l’expression de Dominique Boulier) propre aux usages communicationnels. Comme nous l’avons déjà écrit, la communication étouffe ou encapsule l’information. Après l’infobésité d’il y a vingt années, la communicatique a envahi l’espace relationnel. C’est d’ailleurs celle-ci qui pose problème. Le cordon ombilical constitué par le potentiel de ces appareils et de leurs utilisations s’impose, au travers de moyens dits « addictifs » (les notifications…). Le risque de soumission qui touche aussi les adultes devient un problème dès lors que les jeunes voient les comportements des adultes et qu’ils n’ont pas les moyens d’imaginer d’autres manières de faire.
Apprendre à équilibrer et à choisir
Le monde scolaire et éducatif ne peut ignorer cela, mais peut-être ne peut-il pas ambitionner de renverser la tendance envers les jeunes. Apprendre à équilibrer les usages du numérique avec d’autres pratiques sociales, physiques, loisirs… est à la base d’une manière de vivre qui garde le contrôle de chacun sur ses propres manières de vivre. Pour cela, partir de leurs pratiques semble un élément essentiel pour ne pas creuser un écart entre le prescrit scolaire et le réel social. Bien sûr il ne s’agit pas d’assujettir le scolaire à la réalité du quotidien de la société, mais de la prendre en compte pour permettre aux élèves de comprendre les liens entre des fonctionnements spécifiques des techniques (matériel et logiciel) et les usages. L’interdiction de 2018 ou encore les projets de pause numériques sont un contexte à analyser et à évaluer : quels effets réels ? On se rappelle ici les semaines de sevrage d’écran ou de sevrage numérique souvent médiatisées, mais jamais réellement évaluées à moyen terme. Quels étaient les messages transmis par ces cadres ? Comment les jeunes les recevaient ? En quoi cela changeait-il les pratiques au-delà du temps donné à ces dispositifs ?
Contrôler versus éduquer
Au sein de la salle de classe, pour rassurer les enseignants, certains proposent de mettre en place un dispositif de pilotage et de contrôle des smartphones : »En activant ModCo depuis leur téléphone personnel, les élèves accèdent à un environnement sécurisé dédié aux usages et ressources pédagogiques. » Jadis, dans les salles informatiques certaines solutions de contrôle des écrans avaient été déployées pour contrôler les ordinateurs des élèves (supervision, surveillance, etc.). Il s’agit bien sûr de rassurer les enseignants : d’une part cela leur donne le sentiment de « maîtrise » du groupe d’élèves, d’autre part cela leur donne une légitimité dans l’usage numérique en classe. Ces mesures sont certes attrayantes, mais sont-elles efficaces, voire éducatrices (donnant aux élèves le moyen de comprendre) ou éducatives (donnant aux élèves de bonnes manières de faire) ?
Disparition des équipements individuels, que faire ?
Le monde scolaire, chefs d’établissement, équipes éducatives sont confrontés en même temps à plusieurs défis éducatifs que leur imposent aussi bien les manières d’être des jeunes, que des pouvoirs publics et aussi des médias et autres discours publics. La disparition progressive des dotations directes aux élèves va les amener à devoir gérer d’une part la circulation de ces matériels, leur non-renouvellement (maintenance ?), mais aussi les questionnements des jeunes et l’obligation d’utiliser le numérique pour les évaluations nationales et certains contenus d’enseignement etc. Les salles informatiques vont-elles redevenir la norme, les mallettes d’ordinateurs ou de tablettes vont-elles se substituer aux équipements individuels ? Il restera alors, pour travailler au plus près du réel des usages, le recours aux smartphones, devenus des couteaux suisses du numérique et appelés à tout faire avec, bref, la politique du BYOD.
Vers la capabilité
De l’extérieur de l’école, cette question fait débat sur la place public. Au moment où le resserrement de l’autorité disciplinaire semble avoir un écho dans la population, les interdictions et contrôles chasseront-ils le smartphone du quotidien des jeunes et des adultes ? Nous sommes dans une période de transformation culturelle profonde qui depuis cinquante années s’impose à tous depuis le développement de l’informatique personnel du début des années 1980. Mais, loin d’être terminée, cette mutation culturelle est encore en évolution, ce qui semble être le corollaire des améliorations techniques qui imposent en quelque sorte de nouvelles manières de faire. Michel de Certeau, dans « les arts de faire », nous rappelle que nous avons, individuellement, un pouvoir d’agir, même indépendamment des injonctions des fournisseurs de solutions en tous genres. Le monde scolaire, éducatif, et celui de la formation continue sont appelés à s’emparer de cet espace d’agir, encore faut-il qu’ils l’identifient, le comprennent et fassent le choix de formes de partage permettant à chacun de développer son pouvoir d’agir, capabilité chère à Amartya Sen : « Les capabilités seraient donc les possibilités réelles des personnes d’être ce qu’elles aimeraient être et de faire ce qu’elles aimeraient faire. »
Bruno Devauchelle
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