Yannick Trigance, conseiller régional, adresse une lettre au ministre délégué en charge de la réussite scolaire et de l’enseignement professionnel Alexandre Portier. Il l’interpelle sur la place de l’enseignement privé et sur l’écart qui se creuse entre les publics accueillis dans les écoles privées et dans les écoles publiques. Il demande « au Ministre de la République (…) à trouver un point d’équilibre entre le caractère propre de l’enseignement privé sous contrat, la mission de service public et l’intérêt général de la nation : le montant de l’argent public que le privé reçoit de l’État devrait être étroitement articulé à sa participation réelle à l’intérêt général, ce qui n’est absolument pas le cas à ce jour ».
Monsieur le Ministre délégué chargé de la réussite scolaire et de l’enseignement professionnel Alexandre Portier, dans une récente interview au JDNews, à la question : « Les établissements privés sous contrat ont-ils une place et un rôle à jouer dans le paysage éducatif français ? », vous avez répondu : « L’essentiel est que les écoles fonctionnent, quel que soit leur statut. Je défends toute l’école, qu’elle soit publique ou privée ».
Certes, mais votre réponse fait fi d’une réalité que nul n’ignore plus à ce jour : au contraire de l’école publique, l’enseignement privé sélectionne ses élèves. La probabilité pour un élève de milieu populaire de faire toute sa scolarité dans le privé reste très faible en lien avec l’origine sociale des parents, des revenus faibles et des résultats en déclin.
A l’inverse les élèves issus des milieux sociaux élevés intègrent l’enseignement privé lorsque les résultats scolaires chutent dans le public, d’où un effet ciseaux à l’envers de la mixité sociale. Les établissements publics ne jouent pas à armes égales avec les établissements privés parce qu’ils ne sélectionnent pas leurs élèves. 2 millions d’élèves (17,6% des effectifs scolarisés) sont scolarisés dans 7500 établissements privés dont 96% catholiques.
Au niveau national, comme l’indiquait le 16 janvier 2024 l’économiste Julien Grenet sur France Culture, « le privé, depuis une quinzaine d’années, voit sa composition sociale devenir de plus en plus favorisée. La part des élèves issus de catégories sociales dites très favorisées est passée de 30% au début des années 2000 à 41%, quand, dans le même temps, la part des élèves dits défavorisés est passée de 24% à 16% ».
Au niveau des collèges, les écarts entre collèges privés et publics s’accentuent également comme l’indique la note 22-26 de la DEPP – Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance – : en moyenne, les collèges publics accueillent 2.3 plus d’élèves issus des milieux défavorisés que les collèges privés sous contrat (42.6% contre 18.3%), lesquels accueillent deux fois plus d’élèves de milieux très favorisés que les collèges publics (40.1% contre 19.5%).
La concentration des élèves favorisés dans le privé est ainsi en forte augmentation. En 1989, la population d’élèves très favorisés dans le privé en 6ème était supérieure au public de 11 points : elle est aujourd’hui à plus de 20 points.
Et comme l’indique un récent rapport de la Cour des Comptes, l’État n’exerce aucun contrôle financier, administratif, financier ou pédagogique sur ces établissements.
L’évolution des moyens d’enseignement du privé se fait de surcroît sans consultation aucune des rectorats alors que ce sont eux qui sont théoriquement responsables des moyens dans leur académie. Ils sont de fait obligés d’accepter les ouvertures décidées par le réseau catholique…
Monsieur le Ministre PORTIER, incontestablement l’enseignement privé ne joue pas le jeu de la mixité sociale et participe grandement de la ghettoïsation des établissements publics. Il bénéficie de la manne publique et draine les meilleurs élèves du public. En percevant près de 8 milliards d’euros de l’État en 2023 – soit environ 14 % du budget de l’Education nationale, 55 % pour le premier degré et 68 % pour le second degré – l’enseignement privé sous contrat est financé à plus de 76% par l’État – 55,2% – et les collectivités – 21,5 – : le privé est en fait du « semi-privé » dans lequel l’État ne joue aucun rôle de régulation.
Rappelons dans le même temps que l’enseignement privé n’a eu à appliquer ni la réforme des rythmes scolaires, ni la charte de la laïcité, ni la loi sur le port de signes religieux à l’école de 2004, ni la mise en place des groupes de niveaux, que les maternelles privées sont dorénavant financées par les communes depuis la loi de 2019 sur l’obligation scolaire à 3 ans et que les établissements privés catholiques sont financés par l’État dans le cadre des contrats locaux d’accompagnement en éducation prioritaire dans les académies d’Aix, de Lille, Nantes.
La France reste ainsi, avec les Pays-Bas et l’Irlande, le seul pays à financer autant un système d’enseignement privé qui concurrence directement le service public d’enseignement sans remplir aucune des obligations de l’École publique, alors même que l’enseignement privé est financé au titre de ses missions de service public.
Or la loi de 2013 sur la Refondation de l’École indique précisément que « le service public d’enseignement veille à la mixité sociale » : l’enseignement privé en fait donc partie et devrait en conséquence remplir les mêmes obligations… dont celle de la mixité sociale.
Monsieur le Ministre Portier, défendre l’école privée c’est bien mais ce qui serait mieux encore, c’est que le Ministre de la République que vous êtes s’engage à trouver un point d’équilibre entre le caractère propre de l’enseignement privé sous contrat, la mission de service public et l’intérêt général de la nation : le montant de l’argent public que le privé reçoit de l’État devrait être étroitement articulé à sa participation réelle à l’intérêt général, ce qui n’est absolument pas le cas à ce jour.
Ce que les gouvernements successifs depuis 2017 ont refusé de faire, faites-le donc pour mettre en adéquation votre engagement à défendre tant l’école publique que l’ école privée : soutenez par exemple la proposition de loi portée par la sénatrice de Paris Colombe Brossel débattue ce jeudi 10 octobre et qui vise « à assurer la mixité sociale et scolaire dans les établissements d’enseignement publics et privés sous contrat du premier et du second degrés et à garantir davantage de transparence dans les procédures d’affectation et de financement des établissements privés sous contrat ».
Monsieur le Ministre Portier, il y va en effet de votre volonté et de votre engagement à permettre à notre jeunesse de vivre ensemble leur scolarité obligatoire dans une altérité propre à une citoyenneté efficace et porteuse de nos valeurs républicaines.
La balle est dans votre camp. Saisissez-là.
Yannick Trigance
Conseiller régional Ile-de-France