L’ouvrage La construction de la décision en éducation. Enjeux, mythes et défis de Frédérique Weixler et Bertrand Sécher publié aux éditions Berger – Levrault veut contribuer à la réflexion sur le système éducatif comme à l’action. Les auteurs, Frédérique Weixler et Bertrand Sécher sont membres du service public d’éducation depuis des années et ont exercé des missions et fonctions diverses « en s’efforçant de conjuguer autonomie et responsabilité, loyauté et esprit critique au service de la réflexion et de la préparation des décisions ». Dans ce livre, ils proposent des analyses en partant des difficultés de l’institution et des reproches qui lui sont adressés. Pour eux, la construction de la décision, son appropriation et sa mise en œuvre constituent des clés pour répondre aux besoins comme aux attentes des familles et des personnels. Selon les deux auteurs, seule une construction démocratique de la décision peut renforcer le contrat social et la confiance de la communauté éducative en son sein et vis-à-vis des pouvoirs publics. Frédérique Weixler répond aux questions du Café pédagogique.
Pourquoi et comment en être venue à travailler ce thème de la décision en éducation ?
Ce qui nous a frappés, c’est le sentiment des citoyens d’être peu associés aux décisions et aux choix essentiels, qui ont des effets aussi bien sur leur vie quotidienne que sur le destin collectif.
Nous avons observé la montée en puissance de ce sentiment dans le milieu éducatif : par exemple pendant le COVID ou lors des différentes réformes. Les conséquences sont nombreuses, comme la perte de la conviction de la capacité d’agir du politique mais aussi de la capacité d’agir collective et individuelle. Cette désillusion citoyenne prend de multiples formes.
Nous avons abordé ce thème à partir des différentes définitions de la décision ; elles intègrent de nombreux aspects, aussi bien celui de l’examen, de la délibération, de la volonté, que du choix fondé sur des informations et l’analyse d’une situation et l’exécution.
Une question nous semble centrale : décider, est-ce peser sur l’action d’autrui, fédérer pour améliorer la performance et/ou inciter au changement ?
Se poser la question de la décision c’est également questionner la notion de responsabilité et la façon dont chaque personnel s’autorise une marge de liberté ou d’interprétation face aux différentes consignes, commandes et injonctions.
Vous parlez de « zone grise de la décision », qu’est-ce que c’est ?
Cette « Zone grise », pour reprendre les mots de Maurice Blondel correspond au fait qu’« il y a entre la décision et l’exécution un abîme à franchir. » D’une certaine façon, l’exécution de l’action permet de vérifier si l’autorité est réelle. En outre, une décision publique (ou personnelle) correspond rarement à un choix simple entre plusieurs orientations à un moment donné. Comme le soulignait Bernard Gournay en 1963 : « Il [le choix politique] est le plus souvent constitué par une succession de décisions partielles, plus ou moins cohérentes, auxquelles ont pris part de multiples acteurs ».
Nous parlons de « zone grise » également parce que l’usage du mot décision devient assez rare dans le système éducatif. Les missions des personnels d’encadrement de l’éducation nationale font l’objet de nombreux discours, séminaires et recommandations notamment lors des séquences de formation initiale et continue. Un glissement s’est produit du concept de décision vers des champs liés au management, au travers de « mots-valises », dont la perception variable éloigne selon nous de la véritable question qui se pose. Beaucoup de termes sont employés – pilotage, management, leadership – souvent des anglicismes, accompagnés de diverses métaphores – scientifique, industrielle, spatiale – pour caractériser les missions et compétences attendues, comme si elles relevaient d’impossibles définitions. L’effacement progressif de l’emploi du concept de décision semble assez paradoxal : en effet tout personnel prend de multiples décisions dans son activité habituelle en cohérence avec la marge de manœuvre dont il dispose à l’intérieur du cadre fixé par un texte de politique générale.
La crise sanitaire a mis particulièrement en lumière la marge de manœuvre appartenant à chaque niveau de décision et de mise en œuvre et la façon différente de s’en emparer des uns et des autres, sans que toutes les leçons en soient tirées afin de faire évoluer structurellement les fonctionnements dans ce domaine.
Il y a différents lieux de décision dans le système éducatif. Quelle analyse faites-vous ?
Nous avons constaté un flottement lorsque nous avons posé cette question de la décision au sein du système éducatif. Il y a d’un côté, depuis les établissements, une difficulté de décrire ce que sont réellement les mécanismes de décisions, avec deux conséquences : le sentiment de n’être pas associé ou écouté et l’incertitude sur les motivations des décisions. Et de l’autre côté, depuis ceux désignés comme les « décideurs », la perception d’attentes ambivalentes à leur égard : ils devraient incarner la posture de celui dont les décisions guident le terrain et en même temps associer les citoyens de façon plus visible à la construction de la décision.
Les échelons académiques et locaux semblent identifiés, y compris par les acteurs eux-mêmes, plutôt comme ceux de la mise en œuvre des décisions prises au niveau national, que comme des lieux de conception et de participation à la construction des politiques publiques. Quant aux enseignants, au-delà de l’attachement à leur liberté pédagogique, ils se vivent plus souvent comme le réceptacle – plus ou moins convaincu – des politiques éducatives que comme leur co-auteur. Du côté des élèves et des familles, la valse-hésitation suite à l’expérimentation du « Choix laissé à la famille » en fin de 3ème en dit long sur la résistance de l’institution à partager le processus de décision même – et peut-être surtout – lorsqu’il s’agit du parcours de l’élève. Aujourd’hui, évoquer « le dernier mot aux enseignants » pour décider du redoublement permet sans doute d’affirmer que la Nation les considère comme experts de la connaissance des besoins de leurs élèves. Cependant l’autorité du professeur tient avant tout au savoir et à sa capacité à accompagner l’émancipation de l’élève. En outre dans le processus d’orientation, la construction partagée de la décision est centrale. L’expression « dernier mot » est d’ailleurs fort peu porteuse d’une vision concertée et coopérative et élude l’essentiel : décider au service de qui et de quels objectifs ? Le rôle joué par le contexte sous les angles politique, sociétal, scientifique, idéologique, ne peut être isolé des conditions de la mise en œuvre des décisions. La construction d’une politique éducative relève d’un processus complexe depuis l’amont jusqu’à l’aval de la prise de décision, pris entre contraintes et jeu d’acteurs. « Il y a les événements qui arrivent et ceux qu’on fait arriver » comme le dit Jean Michel. Heitz. Décider, c’est définir la raison pour laquelle on tranche en ce sens.
Nous avons pris l’exemple des annonces sur le respect de l’autorité lors de l’arrivée d’un nouveau ministre. L’autorité se trouve au cœur de l’éducation au sens de « faire grandir ». Il n’existe donc pas d’opposition dans la société ni au sein du système éducatif sur le fait de reconnaître comme centrale cette notion – aussi structurante et complexe au sein de l’éducation – que le mérite, mais des interrogations sur la méthode. C’est tout le processus démocratique qui est interrogé. D’où vient cette décision : du gouvernement, du Parlement, d’une conviction personnelle ? Quels définition, démarche et objectifs ? Le débat est nécessaire pour faire émerger des consensus, en s’appuyant sur l’intelligence collective. Il faut considérer le temps nécessaire à la coopération pour élaborer la décision et donc renoncer à une forme d’accélération obligatoire. Les décisions prises dans le cadre des politiques éducatives deviennent intelligibles en référence à un système de valeurs qui permet également d’en organiser la cohérence aux différents échelons et leur appropriation par les membres de la communauté éducative. Donc, pour nous, le processus de décision est lié au sens, au contrat social.
Vous écrivez que la question de la verticalité du pilotage constitue un point de crispation et de rejet auprès des personnels. Quelles solutions proposer ?
Les mots-valises, évoqués tout à l’heure pour remplacer le terme leadership notamment, ne règlent pas complètement la question. De même, les débats consistant à placer le curseur de la décision entre le local et le national n’offrent pas un prisme suffisant à l’analyse de la manière dont les décisions devraient être prises. Quel que soit ce que l’on nomme le « degré » ou le « périmètre » de l’autonomie accordé au niveau local par le niveau national, la question démocratique demeure : là où je suis, suis-je en mesure de mettre en œuvre les échanges de travail collectifs qui concernent mon activité professionnelle ? Est-ce que comme enseignant, je cherche à mettre en place des conditions de dialogues constructifs avec les parents et les élèves ? Est-ce que je m’inscris dans une action et une réflexion collective au sein de l’établissement, de la circonscription, du bassin d’éducation en termes de projet ? Est-ce que comme chef ou inspecteur, je mets en œuvre un management s’appuyant sur des processus de délibération ? Est-ce que je travaille avec mes collègues ? Est-ce que je facilite les échanges réflexifs au sein de l’équipe éducative ? Est-ce que dans une académie, les cadres dirigeants s’assurent de partager un même dessein entre eux et avec les chefs d’établissement et inspecteurs ? Quelles modalités de dialogue avec les organisations syndicales ?
Nous proposons de (re)considérer la notion d’autonomie dans tous ses aspects, d’en définir le sens partagé et les frontières. L’autonomie est une notion centrale dans l’éducation, mais pas forcément considérée de façon systémique et holistique, c’est-à-dire du point de vue de l’élève, des enseignants et personnels au sens large, des écoles et établissements, des académies etc. Il s’agit de bien distinguer ce qui relève des arbitrages liés à une ligne hiérarchique et ce qui relève de la réflexion collective, du processus d’élaboration qui peut être mené de façon horizontale et transversale. L’objectif est de développer une culture commune de l’autonomie, y compris avec les parents et les élèves, dans une démarche intercatégorielle et de faire une place à la culture du débat, de la coopération et de la collaboration.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
La construction de la décision en éducation. Enjeux, mythes et défis. Frédérique Weixler et Bertrand Sécher. Berger – Levrault, mai 2024
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