Un professeur de français est mort, assassiné. Par-delà la sidération, quelles réflexions une telle abomination inspire-t-elle à ses collègues ? Par-delà la douleur ou la colère, peut-on croire encore ou plus que jamais aux pouvoirs de l’École en général et de l’enseignement des lettres en particulier ? D’une académie à l’autre, le Café pédagogique a recueilli les interrogations et convictions, brûlantes, combatives, d’enseignant.es et enseignantes, de français et de France. [Article publié le 16 octobre 2023]
Pourquoi je fais ce métier
« J’ai été profondément touchée vendredi en entrant dans ma voiture à midi et entendant à la radio ce drame terrible arrivé dans un groupe scolaire à 50 km de chez nous, et découvrant dans le même temps, les images diffusées par les élèves de ce lycée et largement relayées sur les réseaux.
Un professeur d’histoire, un professeur de lettres, comme tous les professeurs ce sont des personnes qui apprennent aux élèves à penser par eux-mêmes, dans ce monde tellement complexe où ils doivent grandir, se construire et qu’ils doivent construire, parce que ce sont bien eux les acteurs du monde de demain… C’est évident que cela dérange les individus qui agissent au nom de la barbarie. Je pense à sa famille, à ses proches, à ses élèves. Et je sais aujourd’hui plus que jamais pourquoi je fais ce métier. L’éducation c’est le la meilleure arme qu’a une société pour une humanité libre et fraternelle, il faut y travailler ensemble et chaque jour, ne surtout pas baisser les bras. » (Christelle, académie de Lille)
Entre Lumières et Lorenzaccio
« Les mots me manquent. Je ne sais que dire, qu’écrire. Je me sens perdue. Face à mes convictions d’enseignante qui croit à l’importance de l’école pour faire fuir les nuages de l’obscurantisme. Après les Attentats de Charlie Hebdo, j’avais fait un cours sur les Lumières et les dangers du fanatisme. Après le Bataclan, de même. Après l’assassinat de Samuel Paty, de même. Et aujourd’hui, je ferai ce cours. Que je ressors et actualise. Mais je sens que je perds mon courage, ma foi. Je me sens devenir Lorenzaccio, désabusé. “Tu me demandes pourquoi (…) ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? Veux-tu que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette, il n’en sorte aucun son ?” »
Je constate toutefois que les sons ne sortent plus. Je me sens bouche-bée, médusée, sans mot face à ce cauchemar qui dure, dure, dure. (Claire, académie de Grenoble)
De la chair à canon ?
« Je me sens comme de la chair à canon. J’ai le sentiment d’être en première ligne, d’être sur le terrain, alors que nos preneurs de décisions sont bien tranquilles au chaud à nous mettre des bâtons dans les roues avec leurs mesures déconnectées de la réalité. C’est un immense ras-le-bol. J’ai participé au Forum des enseignants innovants mais aujourd’hui je veux quitter l’enseignement.
Je m’attendais à des problèmes dès la rentrée avec la polémique sur l’abaya. Nous, on a à gérer en visu les élèves, on ne bouge pas des lignes sur un tableau excel, on est en contact. Et finalement, l’événement tragique intervient 3 jours avant la commémoration pour Samuel Paty. Les médias avancent que Dominique Bernard est mort en héros car il s’est interposé. Je vois bien ce qu’il a voulu faire, car tous les jours nous allons au contact, tous les jours on va au front. Jamais je n’ai évité une situation par lâcheté alors qu’on sait, surtout après Samuel Paty, que ça peut dégénérer. Dès qu’il y a des propos, des signes, certains de mes collègues (surtout en Lettres et Histoire, il faut le reconnaître) et moi écoutons, affrontons. Nous n’avons jamais éludé une situation problématique liée à la laïcité ou autre parce que nous sommes républicain.e.s. Et c’est une lutte quasi quotidienne. Alors les professeurs qui ne lâchent rien doivent-ils craindre pour leur vie ? Principalement ceux qui osent discuter des sujets polémiques. Un professeur de math est beaucoup moins en première ligne et d’ailleurs ils ne savent pas comment réagir. La médiation se fait toujours durant un cours de lettres ou d’histoire.
Je me sens en danger parce que ceux qui ne sont pas face aux élèves, même nos directions, ne se rendent pas compte de ce que c’est. Je n’ai aucune confiance dans mon chef qui dit nous soutenir mais qui refuse de gérer les manquements à la laïcité et je le cite : « ah non je ne parle pas religion avec les parents d’élèves ! ». Donc qui rappelle la loi ? Qui rappelle les valeurs de la République ? Qui fait respecter la loi, quoi qu’on en pense personnellement ? Les professeurs, de Lettres et d’Histoire.
On va encore nous dire que les hommages à Samuel Paty ne peuvent être faits en raison des tensions, comme l’année dernière. Mais on est dans quel pays ??? Comment peut-on imaginer que la police va venir surveiller les établissements en France en 2023 ???
Nous avons reçu des consignes de sécurité ahurissantes dans l’académie de Créteil : contrôle visuel de tous les sacs à l’entrée de l’établissement…! En France, en 2023 ??? Avec en plus, encore, cette impossibilité structurelle : comment faire rentrer 200/300/400 élèves en fouillant les sacs quand on a un AED ? Injonction impossible à réaliser mais effet d’annonce du « Dir Cab » qui croit avoir fait son boulot et s’endort tranquille sur ses deux oreilles.
Je suis très très très en colère : le gouvernement Macron pourra se targuer d’un bilan hors norme sur l’EN : hémorragie, déclassement et morts de nombreux enseignants, un par an depuis Samuel Paty par assassinat, sans compter les suicides qui restent toujours trop peu médiatisés. Bien évidemment, mes pensées vont à la famille de notre collègue qui était proche de la retraite, qui aurait dû pouvoir enfin profiter du repos bien mérité après avoir donné sa vie pour éduquer les Français, ainsi qu’à tous les collègues blessés, touchés… » (Enseignante, académie de Créteil)
Ne pas céder à la peur et à l’autocensure
« L’événement m’inspire davantage des réflexions en tant que personnel de l’éducation nationale, en tant que femme, en tant que mère d’élève, en tant que citoyenne, qu’en tant que professeure de français. Certes, l’étude des textes, films, œuvres d’art, effectuée dans le cadre de mon enseignement de français m’expose régulièrement. Mais d’une part, je n’en ressens pas les effets dans mon quotidien, d’autre part, notre collègue ne semblait pas visé en tant qu’enseignant de français, mais a subi en s’interposant héroïquement la violence d’un homme cherchant un collègue d’histoire, si l’on en croit les médias. Ce sont alors, puisqu’il s’agit apparemment d’un assassinat lié à un islamisme radical, les principes mêmes de notre système éducatif et de notre société qui sont à nouveau attaqués.
En tant qu’enseignante de français néanmoins, qui plus est dans un établissement REP+ accueillant des élèves d’origines variées, je sais l’importance de notre travail conjoint et de tels événements renforcent ma conviction qu’il est nécessaire d’ouvrir les élèves au monde, à la diversité, à la culture, à la tolérance. Alors comme tant d’autres je me trouve face à une situation douloureuse : je crois encore au pouvoir de l’éducation et j’ai le désir de retrouver mes élèves lundi, de poursuivre ce travail d’éveil et de contribuer à ce vivre-ensemble, mais j’ai le sentiment d’être une cible peu protégée.
Hors de question de céder à la peur et de censurer les sujets qui méritent justement d’être soumis au débat (liberté d’expression, laïcité, égalité, féminisme…), parce que ne pas écouter les élèves et ne rien leur dire ne peut que contribuer au triomphe de l’obscurantisme, du radicalisme, de la violence, du terrorisme.
Hors de question par ailleurs de faire des établissements scolaires des quartiers de haute sécurité, mais comment protéger les personnels et les élèves ? Probablement en investissant davantage dans l’éducation, en donnant les moyens aux enseignants de faire correctement leur métier, en les payant davantage sans autre contrepartie. On ne peut attendre de l’école qu’elle résolve les problèmes auxquels elle est soumise, et ceux de la société, sans se donner les moyens de ses ambitions. Déplorer le manque de candidats aux concours de recrutement, déplorer les absences des enseignants, déplorer la qualité des enseignements dispensés, déplorer les effectifs de classe, déplorer les résultats scolaires, déplorer le délabrement de certains établissements, déplorer les démissions, déplorer les suicides, déplorer les assassinats, ne permet pas à l’école de relever les défis qui l’attendent.
Dominique Bernard ne voulait pas être un héros. Nous ne souhaitons pas être applaudis, félicités. Nous ne voulons pas d’hommage, posthume ou non. Nous n’attendons pas de remerciements pour notre travail que nous savons d’utilité publique. Nous voulons juste le faire, ce travail. L’heure n’est pas seulement au deuil, elle est à l’action. La réitération de ce type d’événements ne fait que mettre en avant l’importance de notre engagement : nous attendons, encore, que le gouvernement en prenne la véritable mesure. » (Cécile, académie de Versailles)
Développer une pensée libre
« C’est un nouvel effroi, et une nouvelle sidération qui s’imposent en découvrant les actualités hier. Dominique Bernard, notre collègue, est mort hier pour le simple motif qu’il était enseignant et c’est insupportable à concevoir. Par ce métier, quelle que soit la discipline que nous enseignons, nous avons à cœur d’apprendre aux élèves à vivre ensemble, à débattre sans se battre, à développer un esprit critique et une pensée libre. Quand un établissement est attaqué dans une telle violence, ce sont toutes les écoles du pays qui ressentent en écho l’échec assourdissant de ces valeurs que nous cherchons à construire ensemble. Et c’est d’une douleur innommable pour toute la communauté éducative. La pensée de nos collègues morts ou blessés en enseignant ne nous quittera plus désormais. Mais nous leur rendrons hommage chaque jour, en continuant à transmettre avec conviction et à donner à nos élèves toutes les clés dont ils ont besoin pour se comprendre et comprendre le monde qui les entoure. » (Fanny, académie de Besançon)
Aujourd’hui le silence, demain le bruit des pages
« Aujourd’hui, le silence… Après l’horreur et la consternation, place au recueillement. Et demain, peu à peu le bruit va revenir. Happé par le quotidien, il ne faudra pas oublier et voir en chacun de nos gestes d’enseignant un hommage et un espoir pour faire cesser la barbarie et la haine.
Aujourd’hui le silence… et demain le bruit des pages qui se tournent, des stylos qui effleurent le papier, des paroles qui s’envolent nous rappelleront à quel point c’est important d’enseigner pour développer l’esprit critique et les valeurs qui nous sont chères, que notre passion pour les mots peut vaincre la haine et que nous devons poursuivre notre rôle de passeur de mémoire et de savoir. Enseigner, c’est aimer et croire en nos enfants qui feront que le bruit de demain sera plus serein.
Aujourd’hui le silence… » ( Elodie, académie d’Orléans-Tours)
Iphigénie 2023
« Ce qui me vient en tête au lendemain de la tragédie, c’est la figure d’Iphigénie. Le professeur français de temps à autre devient la victime sacrificielle de la République. Alors même les gens au plus haut de l’Etat, de tous les bords politiques sont émus et pénétrés de notre importance face à la barbarie.
Mais attention, cet événement tragique dit justement beaucoup de notre vulnérabilité. Ces collègues morts en héros ne doivent pas être seulement des symboles forts en des moments de recueillement solennels mais brefs. Après le moment d’émotion partagée reviennent vite sur les réseaux et dans le quotidien politique les insultes : gauchistes, absentéistes, paresseux… On se rappelle récemment députés qui ont répondu avec un mépris sidérant aux responsables syndicaux enseignants. Si l’on considère l’enseignant français dans toute la dignité de sa fonction, comme quelqu’un qui au quotidien, se bat pour la culture de tous, arrêtons de le discréditer par ailleurs à chaque instant.
Nous priver de formation continue, en une période où on a plus que jamais besoin de construire ensemble des repères communs, est par exemple complètement absurde. Nous dire que si nous souhaitons gagner mieux notre vie, il faut travailler encore davantage, alors que nous sommes fatigués et qu’on connaît une pénurie de recrutement, tout ceci n’a aucun sens. Nous ne voulons pas seulement des minutes de silence solennelles pour notre collègue, la laïcité et la République, valeurs au cœur de notre travail, nous voulons en son hommage un respect plus étendu à l’égard de tous les enseignants. Nous serons à nos postes lundi, avec nos mots, notre humanité, notre chagrin, et nos élèves. » (Françoise, académie de Créteil)
« Vous ne nous détruirez pas »
« Comme toutes et tous, j’ai chancelé quand j’ai appris qu’il y avait eu de nouveau un collègue poignardé à Arras, dans l’exercice de ses fonctions, en voulant protéger ses élèves. Depuis, je m’en tiens aux informations communiquées par le procureur en charge de l’affaire. J’ai vu la photo de notre collègue, j’ai appris son nom. Je partage l’immense souffrance de toute une profession. Indépendamment de la discipline que nous enseignons, nous ne pouvons que nous sentir concernés et solidaires. Et si cet acte affreux est l’exception, je pense que nous savons toutes et tous, désormais, que cet acte est possible. Et c’est affreux parce qu’il va contre ce qui guide notre travail, au quotidien : la conviction, chevillée au corps, de l’éducabilité de tous les enfants de la République qui nous sont confiés. Alors, évidemment, comme chacune, comme chacun, de nouveau, je tourne en boucle dans ma tête ce qui pourrait non justifier mais expliquer cet impensable pourtant advenu. Je laisse à d’autres, infiniment plus compétents que moi, les analyses politiques, géopolitiques, liées à la sécurité intérieure ou aux tensions internationales. Je voudrais juste interroger deux notions : d’abord celle d’idéal et ensuite celle de santé mentale.
Cette année, Arthur Rimbaud est au programme en première. Une fois de plus, dans l’échange avec ma classe, je vérifie combien les adolescents ont soif d’idéal, combien cette aspiration de « l’Homme aux semelles de vent » fait toujours et systématiquement écho auprès des lycéens. Or, dans la considérable perte de sens de notre travail (si ce n’est de notre métier), il me semble que c’est une des dimensions aujourd’hui les plus abîmées : je ne suis plus du tout certaine de l’idéal que nous proposons collectivement, comme société, à nos jeunes. Je ne m’étonne absolument pas que certains aillent de fait le chercher dans des ailleurs aux atours forts séduisants malgré le danger qu’ils représentent. Car il est séduisant, le « das » de la formule de Brecht « Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch » (« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. ») Et par ailleurs, l’idéal républicain peut ne plus fonctionner quand il n’est plus que formules creuses et catéchisme laïc et bienpensant. Cet idéal est pourtant celui que j’avais choisi de défendre et d’incarner quand j’ai rejoint le métier en passant un concours qui, je le savais, m’enverrais pour toujours travailler loin des miens. Fille et petite-fille de fonctionnaires, j’y croyais. Avec sincérité, volonté et ambition. Peut-être faudrait-il commencer, ensemble, citoyens et citoyennes, par revivifier l’idéal, démocrate et républicain, que nous désirons effectivement proposer à cette jeunesse très cabossée ?
Car cabossée, elle l’est, grandement, puissamment : je suis par ailleurs tellement effarée par le nombre de situations de mal-être, jusqu’au possible passage à l’acte, que nous entassons dans chacune de nos classes sans quasi autres moyens que pédagogiques, nous qui, en plus, enseignons dans un désert médical encore plus vertigineux dès qu’il s’agit de santé mentale. Nous nous tenons trop souvent en équilibre sur un fil qui, tout le temps, risque de rompre et nous sommes absolument désarmés. Nous fleurtons sans doute encore plus souvent que nous ne nous l’imaginons avec le vertige du passage à la violence, dirigée contre soi ou contre autrui. C’est une dimension de l’état de la jeunesse qui me semble beaucoup trop négligée et qui mériterait bien plus d’intérêt et de considération.
Pour conclure, depuis hier, je suis en quête d’un texte pour lundi, à partager avec mes élèves. Finalement, j’en reviens toujours à la très belle déclaration de Jen Stoltenberg, alors ministre d’Etat de la Norvège, suite aux attentats d’Oslo et d’Utoya en juillet 2011 : « J’ai un message pour celui qui nous a attaqué et pour ceux qui sont derrière tout ça : vous ne nous détruirez pas. Vous ne détruirez pas la démocratie et notre travail pour rendre le monde meilleur. Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance. »
Je souhaiterais, ô combien, que cette formule soit notre boussole collective dans chaque situation où la « bête immonde » s’attaque à nouveau à nous. J’espère que nous saurons avoir la sagesse de prendre, ensemble, et dans l’intérêt de notre si belle jeunesse, ce chemin. » (Marie-Claude, académie d’Orléans-Tours)
Les forces de l’intelligence et du doute
« Tristesse infinie. Qu’un collègue puisse être assassiné, précisément parce qu’il est professeur, dit hélas beaucoup de l’état du monde et de notre société. On voit à quel point le progrès, la technologie, la puissance de l’information, n’empêchent pas la barbarie, voire, dans le cas des réseaux sociaux, l’encouragerait presque. Cet acte odieux, après le temps nécessaire de silence et de réflexion, doit nous pousser à continuer à opposer à la stupidité, l’obéissance aveugle, le dogmatisme, les forces de l’intelligence, de la connaissance, de l’ironie, du doute. Pour notre collègue, qui les incarnait. En espérant que le gouvernement, et la société dans son ensemble, nous offre un soutien à la mesure de cette nouvelle tragédie. » (Grégory, académie de Normandie)
Loin des remerciements de Camus à son instituteur
« J’ai le cœur lourd ! Et pourtant il va falloir trouver les mots, les mots justes, les mots pour comprendre, les mots pour rassurer, les mots pour témoigner, les mots pour lutter, les mots pour rendre hommage, les mots pour célébrer la liberté d’expression.
Violence, horreur, douleur : l’Education nationale est blessée ! Nous sommes loin des remerciements de Camus à son instituteur, loin de la mission dévolue aux professeurs, celle d’accompagner nos élèves dans leur rôle de citoyen, loin des valeurs de notre République.
Cet attentat si loin de moi est pourtant si près ! Arras, ce n’est pas La Châtre mais à Arras comme à La Châtre, on compte des professeurs motivés, investis, passionnés qui n’ont comme objectif premier que la transmission des savoirs et savoir-faire pour que chaque élève s’épanouisse. Nous sommes une famille, une grande famille !
Personnellement, je me sens démunie, triste, abattue, en colère ! Pour moi, enseigner, c’est toucher une vie, ce n’est pas être une cible ! » (Charlotte, académie d’Orléans-Tours)
Tant qu’il y aura les mots pour éduquer
« Après la sidération, la colère, la tristesse immense s’élève un désir immense, plus grand aujourd’hui que jamais auparavant, d’enseigner l’esprit critique, le débat d’idées, l’ouverture culturelle dans une société qui se fracture, qui se fragilise, qui ne parvient plus à accueillir toutes et tous. L’Ecole ne constitue pas un microcosme hors le monde, elle accueille et éduque ce monde pour faire de notre jeunesse une population qui partage des valeurs communes : celles de la République, de la démocratie, des valeurs morales et éthiques propices à la liberté, l’égalité et la fraternité. L’Ecole se constitue en une communauté, ouverte, laïque, inclusive dont l’ambition première est d’éduquer et d’accompagner au mieux le potentiel de chacun.
Aussi, je tiens à saluer la mémoire de mon collègue Dominique Bernard qui s’est interposé pour protéger des collègues, des élèves, tous innocents. Ce crime abject doit nous encourager à questionner nos valeurs et le sens de l’école pour notre jeunesse. Poursuivre nos enseignements de littérature et des humanités au sens large, questionner ces textes de l’antiquité à nos jours avec une approche humaniste : c’est aussi éclairer la société d’aujourd’hui. L’esprit des Lumières et l’idéal de « l’honnête homme » m’accompagnent pas à pas dans l’adversité.
De tels actes terroristes témoignent de cette nécessité d’éduquer pour que l’homme ne se rabaisse pas une animalité et une cruauté sans mots. Défendre l’idée d’une nature humaine commune et donc des droits communs à tous passe par la fréquentation et le questionnement à la lecture des œuvres. Je crois toujours en la force pédagogique du professeur de Lettres qui fait découvrir Montaigne, Montesquieu, Strauss, Pascal, Diderot, Descola, Césaire, les antiques et tous les auteurs de littérature d’idées de l’antiquité à nos jours à ses élèves, qui les invite aux échanges et au débat régulé.
Ce quotidien de la classe demeure le terreau d’une parole libre, émancipatrice et éducative. Il me semble qu’auprès de nos élèves de la maternelle à l’université, nous enseignons en cours de français, de littérature les valeurs du vivre ensemble.
Ce soir, loin des notes ou des performances scolaires, je pense que la littérature sert. Elle éduque, conforte, console et peut agir comme un levier puissant contre les idéologies extrémistes de tout bord. L’école élève et c’est pour cette raison que des fanatiques l’attaquent. Ne les laissons pas insuffler la crainte et l’horreur dans nos classes ! » (Laïla, académie de Grenoble)
Révéler aux élèves le pluralisme des croyances
« Prof de français au collège et en éducation prioritaire depuis plus de 20 ans, je ne peux que constater le poids croissant de la religion dans la vie de mes élèves. En route vers le musée des arts asiatiques Guimet l’an dernier, j’ai ainsi pu entendre dans le métro une élève qui expliquait à ses camarades la notion de trinité à l’aide d’un schéma enregistré dans son téléphone. Attention, dans cette scène, nulle animosité, juste une grande curiosité, tout comme devant les statues des dieux et des déesses hindous.
Déboussolés par un monde qui leur apparait de plus en plus complexe, nos élèves se posent, comme tous les humains avant eux, des questions existentielles. Quel est le sens de la vie, qu’y a-t-il après la mort, Dieu existe-t-il ? À ces grandes questions, les réseaux sociaux qu’ils fréquentent apportent des réponses simples voire simplistes qui les apaisent et construisent un sentiment d’appartenance rassurant. Car contrairement à une idée toute faite, ce n’est pas la famille qui pousse les filles à porter le voile dès la 4e, j’ai vu bien souvent des mamans s’étonner de ces gestes sans savoir comment les en détourner et chacun sait la détermination d’une adolescente de 13 ans.
Que faire alors ? Abandonner aux réseaux sociaux ces grandes questions, sous prétexte qu’en parler pourrait mettre à mal la valeur centrale de la laïcité ? Bien souvent, le terme de laïcité est réduit, dans l’esprit des élèves ou même des profs, à la seule interdiction d’exprimer à l’école ses croyances, qui doivent rester privées. Or, l’article 8 de la charte de la laïcité l’indique, « la laïcité permet l’exercice de la liberté d’expression des élèves dans la limite du bon fonctionnement de l’École comme du respect des valeurs républicaines et du pluralisme des convictions ». Rappelons que le « devoir strict de neutralité » ne s’applique qu’aux personnels (article 11). Froncer les sourcils parce qu’un élève a dit qu’il était musulman ou chrétien en classe – les autres religions se font plus discrètes en REP, sans parler des athées – , c’est, il me semble, contrevenir à ces articles, et c’est en tout cas contre-productif. Si dans l’esprit des élèves l’école publique ne veut pas entendre parler de religion, certains risquent de se trouver en plein conflit de loyauté et vont se refermer, gardant pour eux les premières réponses qu’ils ont pu trouver.
Il me semble donc de notre devoir, à nous professeurs de français, d’encourager les élèves à se poser des questions, en classe mais aussi par le biais d’atelier philo ou de médiation culturelle. Il me parait aussi utile de fréquenter les textes religieux et mythologiques notamment grâce à l’enjeu littéraire et de formation personnelle intitulé Récits de création, création poétique en 6e. Étudier la Genèse en classe comme le demandent les programmes, ce n’est pas un moment à redouter mais l’occasion d’apprendre comment la Bible a été écrite, par tissage de versions complémentaires et non d’un jet unique, avec deux versions concurrentes de la Création. C’est aussi le moment de comprendre que les trois religions monothéistes sont cousines, ayant en partage un grand nombre d’histoires et de personnages. C’est pour finir l’occasion de lire de nombreux autres textes de création comme le Popol Vuh des mayas, les récits mythologiques grecs, égyptiens ou inuits qui répondent également aux grandes questions des humains. Révéler aux élèves le pluralisme des croyances dans l’espace et dans le temps, c’est lutter contre le dogmatisme de chacun.
En tant que professeurs de lettres, nous sommes aussi particulièrement armés pour montrer qu’un texte, qu’il soit littéraire ou sacré, ne traverse les époques que si son « pouvoir dire » dépasse son « vouloir dire » pour reprendre les mots de Delphine Horvilleur. Le travail de l’exégète comme du lecteur n’est donc jamais achevé et c’est à chacun de dépasser le sens littéral des mots pour se forger ses propres opinions. Rappelons aussi aux élèves que tous ceux qui « croient » au sein d’une même religion ne la pratiquent pas à l’identique ni ne croient à tout en tout point : c’est avec l’expérience, le partage et la réflexion que se modèlera peu à peu leur pensée. » (Marie-Astrid, académie de Paris)
Agir pour que chacun trouve sa place
« Je me dis que nous travaillons de plus en plus à contre-courant. La réponse politique sera répressive et sécuritaire, elle contribuera à exclure ceux qui, déjà, ne trouvent pas leur place. Et nous essayons, nous, au contraire, de faire en sorte que chacun puisse se faire une place, se sentir chez lui/elle. La société, à mon avis, se radicalise plus vite et plus fort que ceux dont on dit qu’ils sont radicalisés. » (Chloé, académie de Créteil)
Ne pas se laisser confisquer la douleur
« Sur le moment aucune réflexion, l’effet de sidération auquel on s’est habitué a joué à plein. Et puis deux choses. D’abord un sentiment de révolte contre cette sidération. Je suis convaincu que nous sommes parmi les mieux placés pour construire le sens de cet événement quel qu’il soit, en prenant le temps qu’il faudra. C’est notre métier de construire et donner du sens et j’ai très vite été convaincu qu’il fallait que nous reprenions à notre compte les réactions, hommages, etc. Disons que l’urgence était de ne pas se laisser confisquer la douleur collective par toutes sortes d’autres enjeux, comme ça avait été le cas (et comme ça l’est encore) pour Samuel Paty. Syndicaliste, je me suis donc précipité au lycée pour que nous rédigions et distribuions un tract qui appelait à sortir sereinement de cet état de sidération en prenant à notre compte la réaction.
Mais aussi une forme de bouleversement que je n’avais pas connu il y a 3 ans, A la réflexion et après échanges, je pense que c’est lié au fait que cette fois ci ça s’est passé dans l’établissement, devant des élèves. Nous en avons discuté avec des collègues, tout le monde semblait convaincu qu’à la place de Dominique Bernard ils auraient fui. J’ai réagi : je pense en fait que la plupart d’entre nous aurions fait pareil, en présence d’élèves, des réflexes professionnels se font jour, j’en suis convaincu, comme ceux des médecins impliqués dans un accident par exemple. Cela n’enlève rien au sentiment d’injustice dans ces deux événements, mais me renforce dans la conviction que les représentations de soi des enseignants relèvent d’une forme de constante sous évaluation et que nous avons besoin collectivement, là encore, de nous rassembler pour contrer les discours offensifs qui nous atteignent dans notre identité professionnelle. » (Mathieu, académie d’Orléans-Tours)
Détruire l’ignorance pour détruire le crime
« L’Ecole, comme toutes les chambres de la société, est touchée par la violence du fou, une violence obscurantiste qui place des convictions dénuées de raison au dessus des lois morales élémentaires. Vendredi, un collègue de lettres a été tué et cela me touche profondément dans la mesure où ce collègue incarnait l’école des humanités qui pense que l’art, les lettres élèvent au sens noble du terme, élèvent et éclairent justement les chambres obscures de la société. Cela ne relève pas de n’importe quel métier, mais bien de celui de professeur. Par conséquent, à l’annonce de cette terrible nouvelle, je n’eus envie que d’une chose, prendre mes élèves et leur enseigner encore et encore avec un espoir – qui me place peut-être du côté des fous – d’empêcher que ces actes de barbarie ne se perpétuent dans les générations à venir. « Détruisez la cave ignorance, vous détruisez la taupe crime. » V. Hugo, Les Misérables, III, 7, 2. » (Thibault, académie de Versailles)
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut