Depuis plusieurs années Frédéric Grimaud cumule des centaines d’heures d’entretiens de professeurs des écoles, qui parlent de leur métier, qui disent comment ils organisent leur travail, qui détaillent les choix qu’ils font lorsqu’ils sont en classe. Parfois, ils ne sont pas d’accord entre eux et parfois aussi, ils se disputent.
L’activité de travail des professeurs des écoles est faite de tous les choix qui sont pris dans le quotidien de la classe. Ces choix sont propres à un individu et leur pertinence se mesure à l’aune du métier. Lorsqu’il existe un cadre où ces choix peuvent être discutés, où la qualité du travail peut être l’objet de controverses, où les professionnels peuvent se disputer sur la manière de faire un travail efficace et efficient, alors le métier reste vivant. Chaque semaine, retrouvez deux professeurs des écoles qui expriment un point de vue différent sur la manière de faire leur métier, qui n’utilisent pas les mêmes outils pour réaliser leur tâche, qui ne font pas les mêmes gestes professionnels. Aucun des deux n’a raison, aucun des deux n’a tort, mais ils assument ne pas faire exactement la même chose … et ce faisant ils font vivre leur métier.
En lisant ces lignes chaque mercredi, demandez-vous comment vous vous y prenez, vous, et pourquoi ?
Mélina et Laure sont deux enseignantes de cycle 3 dans des écoles classées REP. Lorsqu’elles parlent de leur travail, elles expriment toutes les deux des difficultés à gérer un problème quotidien : les élèves qui n’ont pas leur matériel scolaire. Déjà pour certains d’entre eux, dès le début de l’année, il manque qui la gomme, qui la paire de ciseaux, qui la règle … mais au bout de quelques mois de classe, c’est la majorité des élèves qui peinent à maintenir une trousse garnie. Face à ce constat, les deux professionnelles n’adoptent pas la même stratégie.
Mélina nous montre : « Alors moi dans l’armoire de la classe, il y a un pot à crayons, une boîte à gommes, un pot à stylos de chaque couleur et une boite à chaussure avec des règles et des équerres pour ceux qui n’ont pas leurs affaires. C’est essentiellement de la récup en fin d’année précédente ou même des lots de stylos que je trouve parfois. Le pire c’est en maths, quand tu fais de la géométrie. Et pour tout dire en géographie j’ai arrêté les activités où on colorie des cartes, pas uniquement parce que ça ne m’intéresse pas trop, mais aussi parce que de toutes façons je passais trop de temps à gérer les élèves qui n’ont pas de crayons de couleur. Sans compter les déplacements dans la classe pour aller les tailler. Mais par contre, le minimum, c’est-à-dire des stylos ou un crayon gris, même ça parfois j’ai pas. Et si je dois attendre qu’ils les amènent, je ne vais jamais travailler.
Au début j’acceptais qu’ils demandent à un voisin. Mais maintenant ça devient ingérable, ils sont tout le temps retournés. Un élève qui parle pour demander la gomme à son voisin, ça passe. Mais quand c’est 15 qui sont retournés, qui se parlent, qui chahutent, c’est plus possible. Alors maintenant j’ai trouvé ça : j’ai tout le matériel dans l’armoire et ils vont chercher un crayon dans le pot à crayons et après ils doivent le rendre. C’est pour ça par exemple quand il y a eu géométrie ce matin, j’ai mis le pot à crayons sur mon bureau et j’ai dit : « y’a 24 crayons dans la boîte, ceux qui n’en ont pas peuvent venir en prendre un mais à la fin je veux en récupérer 24 ». C’est sûr y’a aussi de la perte de crayons mais au moins y’a plus le chahut. C’est pas parfait hein, parce que ça veut dire en début de séance je passe quand même 5 minutes à attendre que ceux qui n’ont pas le matériel se lèvent, si possible pas tous en même temps, et prennent ce qu’il faut dans l’armoire ou sur mon bureau… mais après au moins on peut travailler sereinement. »
Laure écoute la technique du pot à crayons expliquée par Mélina, et elle réagit : « Moi je me dis que si je commence à leur prêter le matériel, ils ne vont plus rien emmener du tout après. Surtout le petit matériel comme les crayons ou les stylos. C’est quand même le minimum quand tu es un élève d’avoir un stylo. Ils vont faire comment au collège s’ils n’apprennent pas ça maintenant ? Alors oui, c’est un travail de sape mais moi je fais comme ça et c’est une décision qu’on a prise dans l’école et on fait toutes pareil. En début d’année, on fait un gros boulot auprès des familles pour essayer un maximum qu’ils aient le matériel. Mais c’est sûr que c’est jamais acquis et toute l’année tu mets des mots pour dire « votre enfant n’a plus de colle ». Pour beaucoup ça marche, au bout d’un moment ils finissent par avoir leur matériel. Les équerres ou le compas je ne dis pas, mais au moins la trousse avec une règle et une colle.
Le matériel plus exceptionnel moi aussi j’ai un petit stock dans la classe au cas où. Mais ils savent que s’ils n’ont pas de stylo, ils ne peuvent pas travailler mais alors ils ont le travail à faire à la maison ! En général ça marche et si vraiment ça dure, alors il peut m’arriver de les envoyer faire le travail non fait dans une autre classe. Comme je te dis c’est un travail de sape mais le but c’est qu’ils se rendent compte qu’avoir son matériel, ça fait partie intégrale de leur métier d’élève. Et du coup, le pot à crayons en libre-service pour moi ça veut dire que l’école pallie tout alors c’est non, même si ça doit me bouffer mon temps de classe de gérer ça. »
Petite analyse : cette controverse, comme la précédente, met le doigt sur des préoccupations professionnelles différentes, ou du moins pas vécues avec la même priorité par les deux enseignantes. Pour Mélina comme pour Laure, elles doivent arbitrer entre l’exigence de mettre les élèves en route sans trop de perte de temps, et l’apprentissage de la gestion du matériel scolaire. Et lorsqu’elles font un choix, elles doivent renoncer en partie aux autres possibles. C’est ça l’activité de travail : en permanence faire des délibérations en tenant compte du réel … et cela ne conduit pas nos deux enseignantes à faire exactement la même chose.
Et vous, vous feriez plutôt comme Laure ou comme Mélina ?
Frédéric Grimaud