Quelles sont les fonction des repères ? « Les repères sont des résumés de sens et de valeurs ressentis et reconnus ». Une semaine sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Le terme de repèrei vient de l’ancien français repairier ; le repaire des bêtes sauvages ou des brigands qui a donné repatriare : rapatrier, revenir dans sa patrie. Les repères sont des points ou des traits caractéristiques, des traces, des signes identifiables dans l’espace, comme dans les domaines cognitifs, affectifs, relationnels ou culturels, permettant de se situer. Au-delà de sa fonction d’orientation, le repère est un indice permettant de se sentir en sécurité.
Les repères sont des résumés de sens et de valeurs ressentis et reconnus, parce qu’affectivement inscrits dans l’expérience de vie d’une personne. Ils alertent sur un phénomène possiblement à l’œuvre dans un contexte, une situation nouvelle ou une histoire particulière. Un repère est élaboré et interprété par une personne ou par un groupe dans une histoire singulière…
Les critères, à la différence des repères, se situent du côté de la mesure et de la norme. Ils peuvent être traduits en chiffres, mis en grilles et déclinés en procédures et en protocoles. Les critères garantissent la maîtrise des dispositifs et le contrôle des performances. Ils ne peuvent prendre en compte ni les singularités, ni les questions de sens liées à la subjectivité et à la singularité de chaque être l’humain. Les critères imposent une soumission à un ordre établi, là où les repères, construits dans l’itinéraire de vie de chacun, génèrent un sentiment de sécurité intérieure.
Les fonctions des repères
Les repères instaurent la conscience de ce qui est perçu et vécu. Un élève ne se sent pas perdu dans une situation nouvelle, grâce à un certain nombre d’indices, de signes qui, pour lui font sens. Il dispose de jalons lui servant à SE retrouver, à percevoir l’école comme un autre chez lui. L’autonomisation des élèves nécessite leur mise au travail d’élaboration de repères à partir d’indices leur permettant de « S’y retrouver », de se reconnaître, de pouvoir continuer à être eux-mêmes au sein de l’école. Pour cela, le cadre institutionnel doit comprendre les différents enjeux de l’élaboration des repères.
C’est aussi grâce à ses propres repères qu’un enseignant expérimenté perçoit « ce qui se passe » et peut agir à partir d’indices pourtant peu identifiables par d’autres professions. Les repères professionnels comportent la double caractéristique d’une permanence et d’une familiarité avec le vécu dans la pratique des enseignants. Ces repères « font sens » au regard de l’expérience à la fois personnelle, professionnelle, et institutionnelle de l’enseignant. Ils leur permettent une intelligibilité des processus en jeu chez les élèves dont ils sont en charge.
L’élaboration des repères
Pour « prendre ses repères », un élève doit s’arrêter et observer son environnement afin d’en identifier les traits marquants et chargés pour lui d’une signification, d’un sens et d’une valeur. Il doit tenter de se penser en train d’apprendre, de s’observer dans sa relation aux autres, au moyen de ce que les autres lui renvoient de ses attitudes et de ses paroles. Un enseignant ne peut fabriquer des repères pour ses élèves, mais il peut susciter un travail à la fois personnel et collectif d’élaboration de repères, chaque élève devant identifier les aspects significatifs de ce qui lui permet d’apprendre, d’être bien dans l’espace scolaire comme dans sa relation aux autres.
L’immédiateté des réponses trouvées sur internet, pose la question du temps investi dans l’élaboration de repères pour l’ensemble d’une génération.
Faute de ce travail de réflexion, les élèves « suivent » plus ou moins facilement le maître, en étant plus ou moins portés par le groupe, en « voyageur valise ». L’école est remplie « d’élèves valises » qui « suivent » sans avoir appris à se repérer dans les différents savoirs au moyen de ce qui pour eux peut faire signe et les inviter à se projeter dans un univers de valeurs et de significations.
Les enjeux du travail d’élaboration
Les repères sont la base de la compréhension des matières enseignées et du sentiment de sécurité d’un élève dans une situation d’apprentissage comme dans un type de connaissance. Les repères à élaborer se situent dans tous les domaines permettant à un élève de comprendre et de se situer. En conséquence, les différents moments d’une classe sont autant d’opportunités à leur mise en travail.
Ainsi, une plaisanterie incongrue peut être utilisée pour repérer la fonction de l’humour en tant que pensée fonctionnant sur deux plans différents. Un moment d’agacement peut permettre de repérer les signes avant-coureurs de la montée d’une émotion, comme la colère et son expression en passage à l’acte violent. Le constat de retards répétés peut être utilisé pour travailler le repérage dans le temps, les rythmes pour l’anticipation, les échéances pour les indices de procrastination, les urgences pour les repères de décision…
Chaque incident peut être une opportunité pour apprendre à se repérer dans les rapports à autrui à partir de signes d’incompréhension : « Qu’est-ce qui fait qu’on ne se comprend pas et pourquoi cela engendre de l’agressivité ? » … Apprendre à se repérer dans les rapports de place de domination, de séduction, de chantage, de rejet, éviterait bien des conflits et des impasses.
Permettre aux élèves de forger des repères dans le maquis des lois, des règles, des interdits, des normes et des usages, est difficile mais d’une bien plus grande efficacité que d’en énoncer les seuls principes ou d’affirmer que « Nul n’est censé ignorer la loi ». Passer du temps à repérer comment se nouent les situations regrettables permet d’éviter de passer encore plus de temps à résoudre des problèmes après des dommages humains parfois irréparables.
Nombre d’enseignants saisissent les opportunités de la mise au travail de repères chez leurs élèves, mais alors que l’on parle à l’envie « d’une génération en perte de repères », le seul travail pris en compte et valorisé par l’école est celui prescrit dans les programmes.
Pourquoi le suivi des programmes fait-il obstacle à ce travail sur les repères ?
Je vais faire un détour par la praxis et la poïèsis. Dans la poïèsis : tu fabriques quelque chose et quand c’est fabriqué (ou pour un enseignant, tu fais comprendre quelque chose, et quand c’est compris), tu passes à autre chose. C’est fini. C’est centré sur l’objet de l’enseignement et pas sur le sujet en train de grandir au moyen des connaissances.
Les programmes, ne se soucient pas des effets produits sur les élèves. Prenons l’exemple d’une professeure de SVT que j’ai connue. Un jour, un élève lui a dit : « Ce que vous racontez, madame, c’est des c…, parce que c’est Dieu qui a créé tout ça ». Nous sommes là sur l’écart entre le contenu du programme sur la théorie de l’évolution, et l’effet sur des élèves et dans leur vie. Il faut alors traiter cet écart en collectif en distinguant les registres de « signification ». Les approches scientifiques sont d’un tout autre registre que celui des croyances, au même titre que les mathématiques, la poésie et le sport donnent des éclairages particuliers de la réalité humaine, qui ne sont pas opposables. L’actualité nous a montré à quel point les enjeux de l’élaboration des repères étaient à cet endroit considérables.
C’est l’accès à la conscience de ce que l’on fait et de ce que l’on est au moyen des savoirs qui est en question. C’est ça, la « praxis ». Soit, en tant qu’enseignant, j’accumule des savoirs, et je contrôle les connaissances, soit dans une « praxis pédagogique », je me range dans un monde de signification et de valeurs et j’évalue la capacité de compréhension et de dynamisation des élèves au moyen des connaissances.
Comment concilier les repères scolaires et les repères familiaux ?
C’est toute la question de la fonction de l’école en tant que creuset du vivre ensemble : si on en reste à la fonction éducative intra-familiale, il n’y a peu d’altérité, ni d’altération. C’est la notion-même de visions du monde « plurielles » et de vérité qui est en question.
Ce que l’école va apporter à la vision familiale, c’est la nécessité de se référer à des connaissances afin d’ouvrir aux différentes significations. L’exemple ci-dessus en est l’illustration.
Du coup, ça va poser la question de la conflictualité des visions : comment fait-on avec « de l’autre », par exemple dans une classe, sans invalider ou ridiculiser une position, mais dans la recherche de significations : comment ce qui est signifié dans un registre, par exemple de croyance, se différencie du registre des significations des connaissances. C’est là la vraie question du vivre ensemble.
C’est en s’élevant qu’une vision, se transforme et ouvre à d’autres domaines de pensée qui peuvent cohabiter. En quelque sorte, pour fabriquer des repères, je dois descendre du vélo pour me regarder pédaler. C’est pour un élève, l’accès à la conscience de ce qu’il est en train de faire qui le transforme, qui est en jeu.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain
i Ce « Mot Enjeu » se réfère à mon livre Le processus éducatif, La construction de la personne comme sujet responsable de ses actes, Préface de G. BERGER, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2000 réédition augmentée 2018, coll. Connaissances de l’éducation. p. 68 à 83