Corrigeant des écrits du bac 2024, des collègues ont exprimé leur étonnement face à certaines copies : soigneusement structurées et rédigées, elles présentent un canevas parfait d’idées attendues et d’exemples canoniques, sans chair, sans âme, sans personnalité. De quoi suspecter l’aide précieuse, mais invérifiable, de l’Intelligence Artificielle ? Ce soupçon interroge : sur la qualité de la surveillance durant les examens, sur la pertinence de nos modalités d’évaluation, sur la normativité des écritures scolaires qui facilite le travail de l’I.A. (l’Intelligence Académique ?). Plus encore, il s’agit de saisir l’ampleur des mutations et défis en cours : un ouvrage d’Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et de la communication, vient nous y aider. Passionnant et indispensable, il peut aider les enseignant·es à gagner en lucidité et donc en agentivité.
It is a tale, told by an [idiot] expert,
full of sound and fury.
Shakespeare [et Olivier Ertzscheid],
Macbeth, acte V, scène 5.
L’Ecole au front de l’I.A.
L’ouvrage d’Olivier Ertzscheid aborde la question des « artefacts génératifs » (terme qu’il préfère à « Intelligence artificielle ») sous bien des aspects : techniques, philosophiques, politiques, artistiques, juridiques… Il éclaire aussi les défis posés à l’éducation : « Nous sommes une nouvelle fois devant un changement absolument majeur de notre manière d’enseigner, de transmettre, et d’interagir dans un cadre éducatif, a fortiori lorsque celui-ci est asynchrone et / ou à distance. »
Car après s’être livrée à la terreur des jeux vidéo, de Wikipédia ou des réseaux sociaux, l’Ecole est peut-être menacée par une nouvelle panique morale : la qualité des textes (et pas que) produits par l’I.A. fait entrer l’Ecole (et pas que) dans l’ère du soupçon. Elle renforce potentiellement un sentiment d’insécurité chez les enseignant·es confronté·es au nouveau pouvoir d’écrire que la machine offre aux élèves. Mais elle leur donne aussi, du moins à celles et ceux qui s’y forment, des facilités nouvelles pour concevoir une séquence, un cours, un diaporama, un QCM, une évaluation… Côté élèves comme côté enseignant·es, le piège, c’est peut-être précisément le sentiment de toute puissance que donne la machine. L’immédiateté de la réponse offerte par les assistants conversationnels est un leurre, une tentative d’hypnose. Le travail de l’Ecole, c’est précisément de nous aider à sortir de la pensée magique pour saisir que l’IA, loin d’être une transcendance, est une technologie, à élucider, que cette technologie fonctionne au service d’intérêts économiques et politiques, qu’elle existe grâce à l’intervention de travailleurs et travailleuses de plus en plus invisibles et exploitées.
Le 1er danger pour l’Ecole, c’est l’aveuglement, l’ignorance de ce qui se joue, avec pour conséquence l’abandon des élèves face à la technique, susceptible une fois encore de renforcer les inégalités scolaires et socioculturelles. « Nous devons accepter, souligne Olivier Ertzscheid, de braconner sur ces terres d’une relation dialogique automatisée. Et nous devons à tout prix et à tout coût intégrer dans nos pratiques ces nouvelles formes de braconnage technique et culturel et y accompagner étudiantes et étudiants. »
L’Ecole doit bel et bien apprendre à utiliser au mieux les possibilités, immenses, des artefacts génératifs. « ChatGPT est surtout formidable pour coder lorsqu’il est utilisé par des très bons codeurs, formidable pour écrire lorsqu’il est prompté par de très bons auteurs, formidable pour produire des raisonnements juridiques lorsqu’il est utilisé par de très bons juristes, de la même manière que DALL ·E, Midjourney et les autres sont formidables pour produire des images lorsqu’ils sont utilisés par d’excellents graphistes, et ainsi de suite. Les gens détenteurs de compétences expertes sur un domaine pourront très certainement puiser dans ces outils de quoi alimenter et travailler leur créativité initiale. La question demeure de savoir ce que tous les autres en feront ou pourront en retirer une fois l’effet d’enthousiasme des premières utilisations éteint. » Autant dire aussi que l’IA, comme le disait déjà Michel Serres en son temps, nous condamne « à devenir intelligents », ce dont l’Ecole doit se réjouir.
L’Ecole au front des langages
L’ouvrage d’Olivier Ertzcheid pose quelques bases d’une didactique de l’I.A. qu’il nous faudra rapidement construire. Il nous rappelle en particulier combien il devient encore plus essentiel de développer les compétences linguistiques des élèves, au premier chef la maitrise du vocabulaire et de la syntaxe. Combien il importe que ces compétences soient mises en action : le savoir prompter est une modalité nouvelle de l’écriture de travail. Combien elles doivent encore être mises en réflexion : il s’agit de comprendre le fonctionnement et les enjeux des LLM (Large Language Model), du « capitalisme linguistique » de Google ou du « capitalisme sémiotique » des agents conversationnels. Olivier Ertzscheid nous explique par exemple comment, en ce moment même, « des entités commerciales s’accaparent les moyens de production du langage afin de les exploiter dans un cadre spéculatif et sur un marché qu’elles ambitionnent d’être seules à pouvoir maîtriser et (dé)réguler » jusqu’à « formater la langue à l’image du monde et des valeurs qu’ambitionnent et que portent ces entreprises, valeurs qui pour le dire d’un mot, sont assez loin des idéaux humanistes. »
Dans un tel contexte, un objectif d’apprentissage majeur devient aussi le suivant : se réapproprier le sens et l’usage de la langue, loin de celle de l’IA, « une langue détachée de la pensée », « une langue simulacre dont les modèles et les référents oscillent entre le small talk et la langue de bois ».
L’Ecole au front de l’EMI
Le travail qui nous incombe, c’est de favoriser une posture de déconstruction : les élèves doivent développer un regard critique sur les productions générées par l’IA. Savoir analyser, comparer, vérifier, sélectionner, hiérarchiser, sourcer, corriger, enrichir, restructurer … les propositions de l’IA supposent bien des connaissances, des capacités et des entraînements, ce qui fait de l’EMI plus que jamais une urgence et un impératif, et ce dans toutes les disciplines tant chacune est impactée. « Ces technologies de l’artefact, insiste l’auteur, réclament d’urgence la construction d’une heuristique de la preuve, de la traçabilité de la preuve, une heuristique qui tienne compte de ces phénomènes, qui les explicite, et qui permette (c’est le plus délicat) de les « monitorer » non pas tant en temps réel mais bien a posteriori, c’est-à-dire dans l’optique d’une rétro-ingénierie documentaire. »
A titre d’exemples, Olivier Ertzcheid rappelle les pistes tracées par Antonio Casilli dont le souhait est d’« intégrer la prétendue menace dans le dispositif pédagogique de [ses] cours » : le prompt parfait (« étant donné un sujet, formuler un prompt qui soit unique et donne lieu au résultat le plus original ») ; la convergence (« en utilisant des prompts disparates, tou·tes les membres de l’équipe doivent arriver au même texte – ou du moins à des textes qui se ressemblent le plus possible ») ; le cadavre exquis (« le même prompt répété 3 fois donne lieu à 3 variations du même texte, contenant des inexactitudes ; en copiant/collant des passages, il faut ensuite concocter un quatrième texte contenant le moins d’erreurs factuelles possible »).
Vers un nouveau rapport aux savoirs ?
Pour Philippe Meirieu cité par Olivier Ertzscheid, « le danger majeur de ChatGPT n’est pas dans la fraude qu’il autoriserait, mais plutôt dans le rapport aux connaissances que promeut un robot conversationnel conçu pour donner le sentiment de parler à un humain et qui inverse complètement le sens de la relation pédagogique. En effet, ChatGPT, bien plus encore que les traditionnels moteurs de recherche, comble le désir de savoir et tue le désir d’apprendre. Il donne des réponses immédiates objectives et abolit ainsi la dynamique du questionnement. Il produit des certitudes qui enkystent la pensée… Tout le contraire de ce qui incombe au professeur : susciter des interrogations pour libérer des préjugés. »
Mettre au cœur de l’Ecole le questionnement et le tâtonnement plutôt que la réponse toute faite, l’apprendre plutôt que l’enseigner, le processus plutôt que la production finale, l’esprit critique plutôt que la croyance, la créativité plutôt que l’imitation : les « artefacts génératifs » nous invitent à bien des renversements et remises en cause.
Rappelons en particulier que l’IA fonde la fascination qu’elle exerce sur son opacité. Pour la combattre, il nous faut alors donner l’exemple et faire le choix de la transparence, c’est-à-dire pour les élèves comme pour les profs, dire ce que l’on a fait et expliquer comment on l’a fait. Côté élèves, cela implique de favoriser plus que jamais la démarche de journal de bord, d’écriture seconde, de pratique réflexive, de portfolio. Côté enseignant·es, cela conduit à dépasser la posture du prof magicien, à révéler ses « secrets », ses modalités et choix d’ingénierie pédagogique, à montrer et expliquer la fabrique du cours.
L’ouvrage d’Olivier Ertzscheid est une belle entreprise de démystification qui nous invite à nous faire à notre tour désillusionnistes. Dépasser la peur comme la fascination implique de comprendre « comment ça marche », de rendre visible ce qui est volontairement dissimulé, de refuser un assujettissement à une IA qui soit déprise sur le savoir et emprise sur les croyances. Ce qui s’impose d’urgence, c’est une pédagogie critique des normes non seulement sociales, mais aussi désormais épistémologiques : au travail !
Jean-Michel Le Baut
Olivier Ertzscheid, Les IA à l’assaut du cyberespace – Vers un Web synthétique, C&f Editions, Juin 2024, ISBN 2376620856
Sur le site de la maison d’édition
Sur le blog d’Olivier Ertzscheid
Les contes de ma mère l’IA : Un projet pédagogique de déconstruction dans Le Café pédagogique
Retours d’expériences dans un webinaire du Groupe Thématique Numérique « GenIAL »
Document ministériel : L’intelligence artificielle dans l’éducation