Tout comme la notion d’autorité, celle d’exigence est récurrente dans le discours des politiques. Tout particulièrement à droite et à l’extrême droite. Malgré leurs affirmations, l’exigence reste la boussole des enseignants et enseignantes. Elle reste la boussole des pédagogues, souvent moqués et attaqués. Yves Reuter, chercheur spécialiste des pédagogies alternatives, le rappelle dans cet entretien qui soutient que « ce sont malheureusement nombre de responsables politiques qui ont cessé d’être exigeants pour l’école ». « Il faut donc être exigeants avec ces responsables politiques afin qu’ils cessent de dénigrer l’école, les enseignants, les élèves, voire certains parents et qu’ils permettent aux enseignants d’enseigner, aux élèves d’apprendre et aux parents d’accompagner leur enfant dans de bonnes conditions », nous dit-il. « Pour le dire encore autrement, il s’agit de faire en sorte que les gouvernants soient des aides et non des obstacles, qu’ils ne se considèrent plus comme des « tout- sachant » mais qu’ils renouent avec l’humilité en écoutant ce que les enseignants, les élèves et les parents peuvent leur apprendre ».
Qu’est-ce que l’exigence ?
Il me semble difficile de donner une définition générale de l’exigence. Je dirais, en première approche, que c’est la volonté qu’un système ou qu’un sujet progresse et s’améliore. Cela implique des efforts mais aussi certaines conditions pour pouvoir mettre en œuvre ces efforts : que ces exigences soient légitimes en termes de valeurs, qu’elles soient réalistes en termes de temps, qu’elles soient à la portée des sujets, qu’elles soient accompagnées de manière bienveillante. Il est sans doute encore plus important qu’elles soient construites avec les sujets concernés et non contre eux comme c’est trop souvent le cas à l’heure actuelle, cela afin que l’exigence ne se transforme pas en imposition. En effet, l’imposition constitue un des facteurs essentiels du décrochage pour nombre d’élèves, voire de burn-out ou de départs de l’éducation nationale pour certains enseignants. On l’explique dans le livre que j’ ai dirigé, Vivre les disciplines scolaires. Vécu disciplinaire et décrochage à l’école, paru chez ESF.
Il s’agit donc de construire la motivation et l’envie. Cela nécessite de s’appuyer sur la confiance envers les sujets ainsi que sur la faisabilité de ce qu’on demande. Cela nécessite encore que l’activité, sur laquelle portent les exigences, fasse sens pour les sujets concernés, enseignants ou élèves.
Pourquoi cette exigence est – elle fondamentale dans les apprentissages ?
Si cette exigence est absente de l’enseignement, on tombe alors dans le fatalisme et on abandonne les élèves. Cet abandon peut prendre de multiples formes : depuis la relégation au fond de la classe ou l’absence de stimulation jusqu’à la répartition en filières ou en groupes de niveau dont on sait les effets néfastes pour les élèves issus de milieux défavorisés.
L’enjeu est d’éviter, autant que faire se peut, toute forme d’exclusion quelle qu’elle soit. Cette exigence nécessite donc d’articuler la sécurisation indispensable pour les élèves les plus fragiles et les stimulations. J’en parle dans mon dernier ouvrage, Comprendre et combattre l’échec scolaire, paru aux éditions Berger-Levrault.
C’est en tout cas nécessaire pour s’engager dans les apprentissages, dans la mesure où ceux-ci peuvent être vécus comme des lieux à risques par nombre d’élèves. C’est particulièrement le cas en France où la stigmatisation des erreurs demeure importante. Il s’agit donc de mettre l’élève en confiance en lui signifiant qu’on le pense capable de s’améliorer et en valorisant ses progrès plutôt qu’en comptabilisant ses erreurs.
Pour le dire autrement, le combat contre l’abandon et le découragement qui lui est associé est essentiel. En effet, cet abandon peut conduire à des mécanismes de déliaison : déliaison de l’école, déliaison des rapports aux contenus, déliaison des apprentissages, voire déliaison des pairs. C’est, me semble-t-il, ce phénomène de déliaison qui signe en grande partie le décrochage et l’échec.
Depuis quelques années, c’est un mot très prisé par les « anti-pédago», la droite et l’extrême droite. Ne peut-on être pédagogue et exigeant ?
Ceux qui se disent « anti-pédago » ou se moquent des pédagogues sont très peu présents sur les terrains scolaires difficiles et leurs propositions sont bien maigres pour les élèves en grande difficulté. Il leur reste en tout cas à expliquer comment on peut enseigner en se passant de toute pédagogie.
En réalité, ce sont plutôt les pédagogues qui sont dans l’exigence puisqu’ils ne renoncent pas à faire progresser tous les élèves en cherchant inlassablement les démarches, les dispositifs et les situations susceptibles de favoriser leurs apprentissages.
Ils posent, à la différence des « anti-pédago », que tout élève est éducable. Ils complètent ce postulat de l’éducabilité en précisant que c’est le cas si le milieu, en l’occurrence pédagogique, est propice. Cela les amène à interroger incessamment leur enseignement plutôt qu’à baisser les bras en rejetant l’échec uniquement sur des facteurs extrascolaires. Ils sont en cela, et contrairement aux « anti-pédago », exigeants avec eux-mêmes.
Les enseignants – en éducation prioritaire – ont-ils vraiment arrêté d’être exigeants?
Il existe certes des problèmes, liés notamment au fait que nombre d’enseignants nommés en éducation prioritaire manquent d’expérience. Ce sont parfois aussi des contractuels embauchés le jour même. On peut ajouter à cela que la formation des maitres est en déshérence en France et que les expérimentations issues du terrain, quelle que soit leur réussite, manquent de soutien, contrairement aux pays qui réussissent mieux. Ceux-ci insistent en effet sur la formation des enseignants et encouragent et valorisent les expérimentations portées par les équipes pédagogiques elles-mêmes. De ce point de vue, je dirais volontiers que, depuis quelques années, on pourrait parler en France d’une école de la méfiance plutôt que d’une école de la confiance.
Il n’en demeure pas moins vrai que la majorité des enseignants continuent d’être exigeants avec et pour leurs élèves, malgré les obstacles institutionnels : manque de reconnaissance matérielle et symbolique, classes chargées, ghettoïsation scolaire, réformes incessantes et imposées sans concertation dans des délais irréalistes…
On devrait en fait manifester une véritable reconnaissance à ces enseignants qui ont du mérite car, dans certaines zones urbaines ou rurales, l’école est le dernier représentant permanent de l’état et des services publics face à la misère sociale et aux conditions d’étude que cela impose aux enfants – absence d’espace à domicile pour le travail scolaire, froid, faim, trafics environnants…
Finalement, il s’agit tout simplement de se réapproprier ce terme ?
Je pense qu’il faut se battre sur tous les termes, afin que leur sens ne soit pas galvaudé – même si c’est difficile face à la logorrhée de nombre de médias et de politiques – et n’en laisser aucun aux mains des idéologues – c’est aussi le cas pour bienveillance…
En fait, à mon sens, ce sont malheureusement nombre de responsables politiques qui ont cessé d’être exigeants pour l’école. Il faut donc être exigeants avec ces responsables politiques afin qu’ils cessent de dénigrer l’école, les enseignants, les élèves, voire certains parents et qu’ils permettent aux enseignants d’enseigner, aux élèves d’apprendre et aux parents d’accompagner leur enfant dans de bonnes conditions.
Pour le dire encore autrement, il s’agit de faire en sorte que les gouvernants soient des aides et non des obstacles, qu’ils ne se considèrent plus comme des « tout- sachant » mais qu’ils renouent avec l’humilité en écoutant ce que les enseignants, les élèves et les parents peuvent leur apprendre.
Est-ce être trop exigeant que de demander cela ?
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda