En cette période de troubles institutionnels, nombreux sont les commentateurs à exprimer leurs inquiétudes sur l’avenir du système éducatif français en soulignant les nombreuses fragilités qui l’exposent aux risques d’instrumentalisation et de délitement structurel. En restant à l’écart de la dynamique portée par les organismes internationaux, qui a conduit la majorité des pays à opérer une refonte de leurs modalités de gouvernance de l’éducation, le système éducatif français est resté enfermé dans une normalisation bureaucratique dont s’était accommodé la grande majorité des acteurs. Or, l’inflexion récente vers l’hypercentralisation de la décision éducative, assortie de l’introduction de procédés de mesure de l’activité de type managériaux, a marqué le basculement vers une bureaucratie autoritaire. En restreignant les enseignants et les encadrants à un rôle d’exécutants des décisions ministérielles, l’hypercentralisation éducative entérine la fin des procédés d’intelligence collective qui sont pourtant nécessaires lorsque l’on souhaite apporter des réponses pertinentes à la complexité. Ces évolutions, déjà en cours, laissent craindre le pire des scénarios si la mouvance nationale-populiste devait arriver au pouvoir. En prenant les clés d’une école en voie de caporalisation, toutes les conditions semblent réunies pour procéder une mise au pas du service public, la verticalité descendante et l’autoritarisme étant les prémices à l’instrumentalisation des contenus. Que faudrait-il faire pour éviter ce scénario à la hongroise ? Comment protéger le service public face aux assauts répétés de la vague populiste ?
Constitutionnaliser l’éducation
Comme pour l’avortement, quand il s’agit de protéger des droits fondamentaux, la solution la plus rassurante est celle de la constitutionnalisation. Reconnaître, dans la Constitution, l’éducation comme un bien public, en posant le principe – cher à l’UNESCO – de la production et de la diffusion des ressources éducatives libres par le service public, serait une garantie face à la marchandisation rampante. De la même façon, inscrire dans la Constitution le principe – encadré par la loi – de la liberté pédagogique (qui laisse à la communauté enseignante le libre choix des supports et des approches pédagogiques), permet de se prémunir contre le risque d’uniformisation des pratiques qui facilite une instrumentalisation potentielle tout en réduisant la pertinence des réponses éducatives.
Logique de consensus pour les attendus nationaux
Dans le cas français, en matière d’éducation, si l’on compare avec de nombreux pays étrangers, une clarification du domaine de la loi semble nécessaire. L’éducation est un service public qui repose sur des considérations d’intérêt général. A cet égard, dans une société plurielle où se confrontent différentes visions du futur, la définition des attendus nationaux – ce que les élèves doivent acquérir par l’éducation – suppose d’aboutir à un consensus. Pour soustraire la conception des attendus nationaux aux pressions particulières de toutes sortes, il semble important que ceux-ci soient définis, sur le temps long, par la représentation nationale. Lorsque le pouvoir exécutif dispose de la prérogative de la conception des attendus nationaux, la mise en perspective longue laisse la place à une approche de court terme sujette à la dérive populiste lorsque le gouvernement en place cherche à répondre aux attentes supposées de son électorat.
Le temps où le système éducatif était le lieu de transmission des savoirs disciplinaires de type universitaire est révolu. Dans un monde complexe, les enjeux sociétaux portent sur l’acquisition de compétences. Le rôle intrinsèque de l’éducation est d’apprendre à vivre ensemble et à construire ensemble le monde de demain. C’est ce que nous enseignent les organismes internationaux lorsqu’ils élaborent des référentiels de compétences supranationaux servant de base à la définition des attendus des pays membres. La France est bien loin de tout ça. En confiant la définition des attenus nationaux à un organe restreint, dépendant du pouvoir exécutif, au sein duquel la conception disciplinaire de l’éducation est surreprésentée, la France n’a aucun moyen de s’ouvrir aux considérations d’intérêt général largement admises dans le reste du monde. Cette hypercentralisation au sein du pouvoir exécutif marque une forme d’autoréférence de l’institution éducative et représente un danger latent face à un gouvernement qui aurait une conception particulière et personnelle de l’éducation. Face à ce danger, faire de la définition des attendus nationaux le domaine réservé de la loi, selon des principes d’adoption à la majorité qualifiée des deux tiers avec un ancrage dans les dispositions internationales, permet d’éviter la mainmise populiste.
Gouvernance démocratique de l’éducation
Si tous les contextes d’établissements étaient similaires, avec le même public scolaire, avec le même environnement éducatif, avec les mêmes enseignants stéréotypés capables de mettre en place de façon uniforme le même programme scolaire, alors une approche verticale descendante de l’éducation serait pleinement pertinente. Si tout était simple, s’il n’y avait pas les problèmes qui font le quotidien des établissements scolaires : les problèmes de décrochage scolaire, d’influence des jeunes au travers des réseaux sociaux, d’éco-anxiété, de difficultés de socialisation, de rapports dégradés entre filles et garçons, de phobie scolaire, de perte de sens dans les apprentissages,… et si tous les élèves avaient les mêmes besoins éducatifs, alors il n’y aurait aucune raison d’accorder de l’autonomie pédagogique aux établissements scolaires afin qu’ils définissent par eux-mêmes les réponses les plus pertinentes à leur contexte spécifique. Mais la réalité éducative est complexe. C’est pourquoi les recommandations des organismes internationaux, portées par la recherche, suggèrent de mettre en place une gouvernance démocratique de l’éducation en reconnaissant les acteurs de terrain, en prise avec les élèves, comme pleinement légitimes pour construire les activités pédagogiques pertinentes. Concrètement, suivre les recommandations de bonne gouvernance consiste à donner le pouvoir d’agir aux enseignants en accordant une large autonomie pédagogique aux établissements scolaires. Il s’agit de sortir de la normalisation bureaucratique qui enferme l’activité éducative dans des procédures très éloignées des valeurs et des principes de service public. Supprimer les dispositifs préconstruits, accorder une forme d’initiative curriculaire aux établissements scolaires, revient à reconnaître pleinement les enseignants comme des ingénieurs pédagogiques concevant des activités éducatives répondant aux attendus nationaux en fonction des besoins des élèves. La logique est horizontale. Elle repose sur la confiance accordée aux enseignants et sur la capacité collective de mutualisation des pratiques au travers des nombreux réseaux éducatifs. L’approche centralisée d’une politique éducative descendante laisse alors la place à une logique de stratégie éducative partagée par l’ensemble des acteurs du système éducatif au sein de laquelle l’encadrement jour le rôle de facilitateur du changement éducatif.
En France, nous sommes très éloignés des principes de gouvernance démocratique de l’éducation. Aucune réforme de structure, aucune loi organique n’a cherché à remettre en cause la bureaucratie qui reste omniprésente. Notre système éducatif, normé à outrance, promeut intrinsèquement l’apprentissage de la norme, au sens où il laisse peu de place à l’apprentissage du fait social par la pratique. Il apparait prêt à l’emploi, comme posé sur un plateau, pour un gouvernement autoritaire qui aurait la volonté d’imposer un ordre social bien spécifique, selon une vision mécanique de la société ne laissant aucune place aux réalités collectives de terrain.
Evaluation globale de l’activité éducative
Les enseignants ne vont pas spontanément vers la construction collective des activités pédagogiques lorsqu’on accorde l’autonomie pédagogique aux établissements scolaires. La recherche nous enseigne qu’il faut créer les conditions de cette autonomie. Pour cela, il faut revoir le système d’évaluation de l’activité éducative. Les inspections individuelles, reposant sur une logique de contrôle de l’activité prescrite, n’ont plus de sens dès lors que l’éducation n’est plus normalisée. C’est pourquoi les organismes internationaux recommandent de basculer vers une approche globale. Il s’agit de faire des établissements scolaires des organisations apprenantes. En définissant des référents éducatifs non prescriptifs, qui déterminent le cadre général aux évaluations globales, il est possible d’accorder une part d’initiative curriculaire aux établissements scolaires. Ceux-ci devront alors justifier de leurs choix pédagogiques au regard des référents nationaux. La conception pédagogique des établissements scolaires devient alors une source de fierté et de reconnaissance par l’institution.
En France, rien de tout ça. L’évaluation des enseignants reste individuelle quand tous les autres pays d’Europe ont basculé dans une approche globale au début des années 2000 (le dernier pays à supprimer les inspections individuelles a été la Pologne en 2009). Quinze ans plus tard, hermétique à l’évaluation du changement éducatif impulsé par les établissements scolaires, la France reste attachée aux inspections individuelles selon une logique de performance qui distingue 30% des enseignants et stigmatise les 70% restants, selon des critères qui paraissent aberrants au regard des conceptions de l’activité éducative des autres pays. A partir de 2020, l’évaluation globale s’est mise en place timidement, mais selon une approche franco-française très éloignée des recommandations de l’Union européenne. Dans la version française, il n’est pas question d’accorder de l’autonomie pédagogique aux établissements scolaires, il n’est pas question de supprimer les prescriptions éducatives, il n’est pas question de définir des référents éducatifs, il n’est pas question de supprimer les inspections individuelles et il n’est pas envisagé de faire des établissements scolaires des organisations apprenantes. Pour les observateurs étrangers, l’évaluation globale à la française est une bizarrerie bureaucratique dont seul notre pays a le secret.
Mettre en place des procédés cognitifs et réflexifs de l’activité éducative afin de permettre la reconnaissance institutionnelle du travail des enseignants et de favoriser le changement éducatif suppose de faire évoluer le rôle de l’inspection. D’une posture de contrôleur de l’activité prescrite, les inspecteurs basculent vers celle de facilitateur de l’activité éducative en favorisant la mutualisation des pratiques. Cette bascule ne peut pas se faire sans un changement de culture professionnelle qui s’opère volontiers lorsque le corps des inspecteurs devient indépendant du pouvoir exécutif. En France, nous sommes très loin de tout ça. Les inspecteurs restent des prescripteurs dotés de nouveaux procédés de contrôle de l’activité éducative reposant sur toute une batterie d’indicateurs de mesure quantitative, aux antipodes de l’approche réflexive qualitative voulue par les organismes internationaux.
Régression scolaire généralisée
Beaucoup d’observateurs l’ont souligné : en France, notre système éducatif, englué dans sa bureaucratie, bride la créativité pédagogique des enseignants. Les inflexions récentes – le retour aux savoirs, la multiplication des dispositifs préconstruits éloignés des réalités de terrain, la tendance à l’hypercentralisation de la décision éducative et l’introduction des procédés de contrôle par la mesure quantitative – sont les signes d’un retour à une vision taylorienne de l’éducation qui cantonne les acteurs dans un rôle de simples exécutants. Dès lors, le mal-être des enseignants devient structurel. La régression scolaire – c’est-à-dire la perte de pertinence des réponses éducatives au regard des enjeux de la complexité – devient structurelle. Sortir de cette régression suppose d’activer les leviers structurels et de mettre en place le ministère du 21ème siècle, celui qui repose sur une gouvernance démocratique de l’éducation.
Stéphane Germain