Le dernier numéro de la Revue Internationale d’éducation de Sèvres, dans son dossier consacré à l’éducation au développement durable, propose une analyse comparative des curriculums de neuf pays permettant d’appréhender la grande diversité des pratiques pédagogiques en la matière. Dans sa conclusion, cette étude énonce que « L’enseignant doit donc en conscience repérer au départ la forte dimension socio-politique de la nouvelle demande de prise en charge des questions environnementale et développementaliste, et repérer également la marge de manœuvre plus ou moins grande dont il dispose dans son institution, lui permettant de faire valoir sa liberté pédagogique. […] Il ne reste qu’un pas à franchir pour affirmer qu’il y a là un combat collectif à mener pour redonner pleinement à l’éducation son rôle, afin qu’elle propose des pratiques de mobilisation collective, qu’elle renoue avec plus d’imagination démocratique, qu’elle tende à former des citoyens autonomes et critiques, qu’elle permette l’affirmation de toutes les aires culturelles… ». Elle rejoint en cela les recommandations de l’UNESCO et les conclusions d’une autre étude réalisée en 2020 (Les contenus éducatifs vus de près : Etude des dimensions de l’apprentissage de l’éducation au développement durable et à la citoyenneté mondiale) préalable à l’élaboration de la feuille de route EDD 2020-2030. Ces conclusions sont une véritable invitation, faite aux enseignants, à se saisir du pouvoir d’agir pour mettre en place, collectivement, l’éducation au développement durable dans les établissements scolaires.
Démarche et attendus de l’éducation au développement durable
En 2014, la déclaration adoptée par la première Conférence mondiale sur l’éducation au développement durable, à Aichi-Nagoya au Japon, énonce que l’EDD doit permettre aux élèves de se transformer et de transformer la société dans laquelle ils vivent en développant les connaissances, les aptitudes, les attitudes, les compétences et les valeurs requises pour relever les défis actuels et futurs de la citoyenneté mondiale et locale. Il s’agit de susciter la réflexion critique et systémique, de développer la résolution analytique des problèmes, la créativité, la collaboration, la prise de décisions face aux incertitudes, la compréhension de l’interdépendance des défis et de faire prendre conscience des responsabilités collectives. Ainsi, dès sa création, l’éducation au développement durable affiche sa dimension transformatrice. Le principe est de faire évoluer les perceptions des individus, les représentations collectives du monde et les systèmes de pensée afin de remettre en cause les modalités non durables du développement de l’humanité.
L’année suivante, l’Organisation des Nations Unies (ONU) lance un appel universel à l’action pour éliminer la pauvreté, protéger la planète et améliorer le quotidien de toutes les personnes, partout dans le monde, tout en leur ouvrant des perspectives d’avenir. Les 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) sont adoptés par l’ensemble des pays membres de l’ONU dans le cadre d’un programme de développement durable à l’horizon 2030. Il est à noter que le premier d’entre eux est l’éradication de la pauvreté. Certains portent sur l’égalité entre les sexes, l’accès à la santé, à l’eau ou à des emplois décents ; d’autres portent sur la réduction des inégalités, la justice et la paix ou les partenariats mondiaux. La lutte contre les changements climatiques est un objectif à part entière. La protection de la biodiversité se retrouve au travers de deux objectifs spécifiques de protection de la vie terrestre et aquatique.
L’approche, résolument holistique, ne se limite pas à la simple préservation de la planète et de ses écosystèmes : elle intègre, intrinsèquement, une dimension de justice sociale. La Déclaration d’Inchéon, qui définit le cadre de la stratégie éducative mondiale pour 2030, précise : « Reconnaissant le rôle important de l’éducation en tant que vecteur principal du développement et de la réalisation des objectifs de développement durable, notre vision est de transformer la vie grâce à l’éducation ».
En 2017, la résolution 72/222 de l’Assemblée générale des Nations Unies réaffirme le rôle de l’UNESCO en tant qu’organisme chef de file pour l’EDD. Celle-ci publie alors le référentiel EDD contenant les compétences de développement durable que les élèves doivent acquérir. Deux ans plus tard, la résolution 74/223 de l’Assemblée générale des Nations Unies « encourage les gouvernements à redoubler d’efforts en vue d’intégrer et d’institutionnaliser l’éducation au service du développement durable dans le secteur de l’éducation et les autres secteurs concernés ».
Apprentissage transformationnel orienté vers l’action
Le référentiel EDD de l’UNESCO est le fruit d’un travail collectif s’appuyant sur les contributions d’une quarantaine de praticiens, d’experts, de chercheurs et coordinateurs, issus d’autant de pays représentant pleinement la diversité des cultures et des continents. Dans l’esprit, il s’agit de s’écarter de la vision occidentalo-centrée pour aller vers une approche plus respectueuse des cultures locales et des écosystèmes planétaires.
Que contient ce référentiel ? Quelles en sont les recommandations ?
Sa conception repose sur les compétences essentielles que doivent maîtriser les « citoyens de la durabilité » pour intervenir de manière constructive et responsable dans le monde d’aujourd’hui. Pour l’UNESCO, ces compétences reposent « sur les trois dimensions de l’apprentissage :
– Cognitive : pour acquérir des connaissances, une compréhension et une pensée critique sur les problématiques mondiales, régionales, nationales et locales ; sur l’interconnexion et l’interdépendance des différents pays et populations ; et sur les aspects sociaux, économiques et environnementaux du développement durable ;
– Socio-émotionnelle : pour avoir un sentiment d’appartenir à une humanité commune, de partager des valeurs et des responsabilités, de l’empathie, de la solidarité et du respect pour les différences et la diversité ; et se sentir responsable de l’avenir de la planète ;
– Comportementale : pour agir de manière efficace et responsable, aux niveaux local, national et international, en faveur d’un monde plus pacifique et plus durable. »
On retrouve ainsi le paradigme de l’éducation complexe reconnaissant l’apprentissage du vivre ensemble comme raison d’être de l’éducation, dans un monde où les individus deviennent intimement liés par une communauté de destin.
Concrètement, le référentiel propose l’acquisition de 255 compétences spécifiques, reliées chacune aux objectifs de développement durable dans leurs dimensions cognitive (il s’agit de comprendre la complexité avec une pensée critique sur les normes existantes), socio-émotionnelle (il s’agit de se mettre en lien pour coopérer et permettre la création collective) et comportementale (il s’agit de passer à l’action en étant pleinement responsable de ses actes). Pour y parvenir, le référentiel préconise un apprentissage centré sur l’élève selon des méthodes actives : « Bien que tous les éléments de l’approche globale soient importants, ce sont les formes d’apprentissage interactives, intégrantes et critiques qui sont au cœur de l’EDD, dans la salle de classe et dans d’autres contextes, soit une pédagogie transformatrice orientée vers l’action. »
Cadre de référence dans une logique de droit souple
Le référentiel EDD de l’UNESCO doit être envisagé comme un cadre de référence commun à tous les acteurs de l’éducation au développement durable au niveau mondial. Il contient à la fois des attendus pédagogiques (les compétences que les élèves doivent acquérir) et des préconisations sur les méthodes et approches pédagogiques concrètes permettant d’y répondre. Même si ce référentiel est porté par une résolution de l’Assemblée des Nations Unies et par un engagement de 184 pays membres dans une déclaration commune, ces dispositions ne sont pas contraignantes. Il appartient ainsi à chaque pays de transposer, ou non, dans sa législation nationale, les recommandations faites par l’UNESCO. La logique est celle du droit souple, pour éviter les écueils d’une normalisation excessive. Les pays membres s’entendent sur des dispositions communes mais chacun d’eux conserve la liberté de les faire adopter comme il l’entend, selon ses propres spécificités nationales. Les études comparatives prennent alors tout leur intérêt. Elles permettent d’analyser les différences de déclinaisons nationales qui relèvent d’enjeux politiques autant que de spécificités culturelles.
Leadership défaillant des gouvernements
La première étude comparative sur l’implémentation du référentiel EDD de l’UNESCO dans différents pays membres de l’ONU est riche d’enseignements. Conduite par 23 experts de 10 pays implantés sur chacun des continents, il s’agit « d’une étude qui analyse dans quelle mesure les trois dimensions de l’apprentissage – considérées comme les piliers de l’EDD – sont intégrées dans l’enseignement pré-primaire, primaire et secondaire », en examinant les législations, politiques éducatives et programmes scolaires. Les résultats laissent apparaître une plus grande importance accordée à la dimension cognitive au détriment des dimensions socio-émotionnelle et comportementale, avec de grandes variations d’un pays à l’autre. L’étude déplore ce déficit d’implantation « étant donné l’importance croissante accordée – tant dans la recherche que dans la pratique – aux dimensions socio-émotionnelle et comportementale de l’apprentissage dans les méthodes pédagogiques et dans les résultats de l’apprentissage ». Cela conduit les auteurs à insister sur le fait que « l’UNESCO recommande des approches globales à l’échelle de l’école, pour que les systèmes éducatifs modélisent et enseignent l’EDD aux élèves […] ».
Cette étude est le prélude à l’élaboration de la feuille de feuille EDD 2020-2030, qui, constatant que « le leadership des gouvernements n’a pas été démontré dans la phase actuelle (2015-2020) », expose les principaux axes de mise en œuvre du cadre « EDD pour 2030 ».
Cette feuille de route identifie 5 axes d’action prioritaire pour l’implémentation du référentiel EDD :
– des politiques éducatives gouvernementales réellement à l’appui de l’EDD,
– la transformation des environnements d’apprentissage au niveau des établissements scolaires,
– le renforcement des capacités des enseignants,
– l’autonomisation et la mobilisation des élèves,
– l’accélération des actions à l’échelle locale.
Pouvoir d’agir des enseignants
Constatant une forme de défaillance des gouvernements nationaux face aux engagements qu’ils avaient pris collectivement au travers de la Déclaration d’Inchéon et de la résolution 74/223 de l’ONU, la feuille de route « EDD pour 2030 » est une invitation adressée aux enseignants à se saisir de leur pouvoir d’agir. A partir de 2020, l’UNESCO énonce clairement que la mise en place de l’EDD ne repose pas uniquement sur les choix politiques des gouvernements mais que les acteurs de l’éducation ont, collectivement, leur part à apporter. Pour l’UNESCO, il faut grandement encourager les approches horizontales et la mutualisation des pratiques pédagogiques au travers de l’activité des réseaux. Dans cet esprit, le réseau des écoles associées à l’UNESCO (18 000 établissements scolaires, primaires et secondaires) a un rôle leader à jouer pour faire émerger les bonnes pratiques et les diffuser à l’échelle mondiale. Ce réseau n’est pas le seul : depuis la publication du référentiel en 2017, de multiples réseaux d’EDD ont essaimé, diffusant chacun des pratiques spécifiques, ancrées dans la démarche holistique et transformatrice préconisée par l’UNESCO.
En matière d’éducation au développement durable, toutes les disciplines d’enseignement sont légitimes, toutes les contributions, tous les apports sont bons à prendre. Face à la relative inaction des pouvoirs publics qui traînent à transposer les recommandations de l’UNESCO dans les attendus nationaux, face à la demande sociale croissante pour l’éducation au développement durable, il appartient à chacun de prendre ses responsabilités en s’engageant, ou non, afin d’apporter sa contribution à la construction collective des pratiques d’éducation au développement durable.
Dans les systèmes éducatifs décentralisés, le pouvoir d’agir est encouragé par la confiance que l’institution accorde aux enseignants. Pour les autres, qui connaissent une tendance à l’hypercentralisation de la décision éducative, le pouvoir d’agir des enseignants est de plus en plus restreint. Les études comparatives nous le disent : construire collectivement et diffuser des activités d’apprentissage complexe d’éducation au développement durable ou s’approprier des activités existantes en les transposant dans son contexte spécifique relève parfois de l’acte de résistance quand les attendus nationaux font abstraction de la démarche transformationnelle et que la liberté pédagogique des enseignants est fortement encadrée par des autorités centrales qui s’arrogent le droit de labelliser les supports pédagogiques utilisés par les enseignants.
Stéphane Germain
Lien vers le référentiel EDD de l’UNESCO :
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000247507
Lien vers l’étude UNESCO sur les contenus éducatifs :
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000374166
Lien vers la feuille de route EDDpour2030 :
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000374891