A l’heure où les futurs programmes d’EMC promeuvent davantage des comportements normés qu’une co-construction vivante d’une pensée critique, les équipes enseignantes de Creil (60) osent la philosophie dès la maternelle, au risque assez jubilatoire de bousculer ensemble ses propres représentations.
« Travailler ce que je pense à la lumière de ce que les autres m’apportent. »
Ce n’est pas tout à fait la définition de la philosophie, ni tout à fait l’objectif didactique des séances pratiquées en classe par Johann Biget, mais c’est une démarche qui éclaire son quotidien. Du point de vue des apprentissages des élèves, et c’est bien de cela dont il nous parle, mais aussi de la dynamique créée sur les écoles de Creil, dans l’Oise.
Coordonnateur du projet philo mis en place depuis plusieurs années sur les écoles de la ville, réunissant environ vingt-cinq classes cette année, cet enseignant de maternelle s’enthousiasme toujours autant de la pratique de la philosophie dès l’école primaire. Cette discipline qui le fait grandir dans ses pensées, dit-il. Au lendemain d’une journée dédiée à la philosophie avec une exposition, la projection d’un film et des rencontres inter-écoles, en présence d’Edwige Chirouter – professeure d’universités en philosophie et sciences de l’éducation et titulaire de la Chaire UNESCO sur la philosophie avec les enfants- Johann est persuadé que « c’est le collectif de travail qui permet cet engagement ». En effet, les pratiques professionnelles diffèrent. Dans l’organisation de la parole, dans le rythme des diverses séances ou dans la place des apports culturels au sein de la progression. Alors se créer des temps de partages et de discussions entre enseignant∙es (pris sur leur temps personnel dans l’espoir d’une prise en charge institutionnelle) permet de « remuer ses habitudes pédagogiques » comme d’interroger les contenus philosophiques eux-mêmes. « Il existe une volonté de progresser ensemble. Une forme de réponse au nécessaire temps de préparation important grâce à des constructions communes d’outils, des mutualisations, des mises au clair sur des concepts… Ne serait-ce que de définir les questions ! La philosophie est une discipline exigeante, alors échanger entre nous permet à la fois une rassurance et un enrichissement » témoigne Johann. Une sorte de mise en abîme de la démarche et des progressions mises en œuvre avec les élèves.
Une préparation exigeante
La philosophie n’est pas une doctrine mais une activité, une sollicitation d’une pensée à la fois critique, créative et attentive. « La philosophie à l’école, c’est dépasser l’atelier palabre en mettant à distance son avis. C’est sortir de son exemple personnel pour atteindre l’universel » explique l’enseignant. Le rôle d’animateur du PE est alors essentiel pour ne pas se contenter d’une discussion à froid. « Si tu veux une dimension philosophique, c’est à toi de l’apporter ». Sélectionner un corpus de ressources, construire une culture commune et questionner. Que l’on parte des supports ou directement d’une question, il va s’agir de problématiser, de trouver une question conceptualisante, qui va chercher une définition (Qu’est-ce que la liberté ?), ou problématisante, qui va mettre en relation des termes qui a priori s’opposent (Peut-on être libre en prison ? Peut-on être libre sans le savoir ?). C’est cette question centrale, d’ordre existentielle mais aussi contestable, c’est-à-dire sujette à discussions, qui va permettre l’entrée en philosophie. Il ne s’agit pas d’avoir une réponse définitive mais de travailler à l’argumentation, la conceptualisation.
Des débats évolutifs
Pour Johann, qui comme nombre de ses collègues a suivi des formations avec Edwige Chirouter, la littérature jeunesse est un appui pour aborder les concepts au travers des personnages ou des situations qui vont les incarner. Comme les dessins animés, des textes ou des images rigoureusement sélectionnées, les albums constituent des inducteurs qui vont permettre d’enclencher ou d’appuyer la réflexion, d’aller plus loin, d’apprécier la précision des mots. C’est un travail en réseau minutieux autour de sujets comme le pouvoir, le bonheur, le beau, le courage… « Les diverses ressources viennent nourrir des débats évolutifs. Ce qu’a dit un camarade renforce ou vient contredire la pensée. Les traces écrites viennent rendre compte des pluralités de représentations. »
Mais Johann pour qui cette pratique ne peut se concevoir que sur une régularité et au fil des ans met en garde : « C’est la construction d’une habitude de penser sur un temps long. Il n’y a pas d’effet magique à la première séance ! »
Le coordonnateur relate cette volonté partagée par les enseignantes et les enseignants, de la maternelle au collège, d’accompagner les élèves dans une démarche de penser par eux-mêmes, en tenant compte des pensées des autres. Il évoque « un plaisir de ravaler ses certitudes » dans des espaces où on est bien à réflèchir ensemble. Ce qu’Edwige Chirouter nomme des « oasis de pensée ».
Le sentiment que ces temps de partage d’idées constituent des bouffées d’air permettant de garder du sens au métier. Une initiation à la démocratie sans doute aussi. « Cela interroge la place donnée à l’enfant et l’intérêt qu’on lui accorde à penser. Et comment nous l’accompagnons pour cela… » poursuit-il. « J’aurais envie de dire aux élèves : aime la contradiction, elle te servira ! »
Cerise Lenoir