Comment amener davantage les élèves vers la nature ? Dans son livre, la crise environnementale n’aura pas lieu paru chez Belin, Mathieu Farina, formateur, propose un espoir éclairé pour traverser la crise actuelle et explore les causes de nos inactions. L’enseignant y justifie aussi « la biophilie naturelle des humains ». Pourtant, l’auteur n’est pas naïf et perçoit « un lien entre la place réduite de l’enseignant de SVT aujourd’hui et la faible conscience de ce que tout ce que nos sociétés doivent à la nature ». Sur les programmes actuels, « le sentiment qui domine est celui de tout survoler » avec des « connaissances naturalistes qui reculent ». Son ouvrage donne à réfléchir au sens du métier et au contenu des séances avec les élèves.
En quoi votre livre est porteur d’espoir sur la crise environnementale provoquée par les humains ?
La réalité de la crise est de plus en plus acceptée, mais une action collective de grande ampleur tarde à s’installer. Un point névralgique est d’amener les individus à changer de comportement. De très nombreux obstacles freinent ces changements : la peur de perdre des acquis, le manque d’information, le jugement des autres… Face à ce constat, il est tentant de faire le pari que les solutions viendront de l’extérieur. On se dit que les coupables, ce sont les politiques, les industriels… et que c’est à eux d’installer les conditions pour que nous puissions nous en sortir. Effectivement, les politiques publiques doivent créer les conditions pour qu’une transition soit possible. Aller au travail en vélo électrique est bien plus simple si des routes cyclables existent et que des aides à l’achat de vélo sont proposées.
Mais au final, si la transition peut être facilitée par ces agents extérieurs, elle ne pourra pas être imposée et elle ne s’imposera pas d’elle-même, même avec un terrain favorable, du moins pas avant que nous ayons connu des situations dramatiques.
Il existe un levier puissant qui n’est peut-être pas assez mobilisé : la prise de conscience individuelle de qui nous sommes, de nos forces et de nos faiblesses. Que se passerait-il si on pouvait amener chacune et chacun à mieux comprendre les rouages psychologiques à l’œuvre dans nos esprits, à percevoir notre lecture subjective et biaisée de l’information, à admettre l’existence de facteurs qui contrôlent notre passage à l’action… ? Ne pourrait-on pas ainsi mieux maîtriser notre manière de penser, d’agir ? C’est le rêve d’un humain 2.0 qui soit doté, non pas de technologie embarquée, mais d’un regard réflexif sur lui-même, offrant la capacité à tirer profit au mieux de ses forces et à atténuer autant que possible ses faiblesses.
Le titre de l’ouvrage La crise environnementale n’aura pas lieu est un clin d’œil à la pièce de Giraudoux : La guerre de Troie n’aura pas lieu. Au début de la pièce, Cassandre, qui est interrogée sur son pessimisme par Andromaque, lui répond : « Je ne prévois rien. Je tiens seulement compte de deux bêtises : celle des humains et celle des éléments. » Dans le livre, je reprends ces deux axes, mais de manière plus positive que Cassandre ! Les éléments naturels sont complexes, contre-intuitifs ; j’ai donc voulu donner au lecteur des clés pour comprendre la dimension scientifique de la crise environnementale. Mais faire un cours d’écologie, transmettre des informations, cela ne suffit pas ! Des mécanismes freinent la compréhension de certaines notions ou leur utilisation pour passer à l’action. C’est le deuxième versant du livre : celui des rouages psychologiques à l’œuvre dans nos esprits. Le pari du livre est qu’à partir de ce double éclairage (écologique et psychologique), le lecteur est outillé pour mieux comprendre la situation et mieux agir.
D’où vient votre optimisme ?
Je conclus le livre sur la notion d’optimisme et d’espoir, qui sont deux concepts bien différents. Je ne pense pas que la situation actuelle doit nous inviter à un quelconque optimisme. Nous traversons une situation d’incertitude, au sein de laquelle des éléments plus tangibles se dessinent grâce aux travaux de la communauté scientifique. Cette connaissance est exprimée sous la forme de scénarios : que se passerait-il demain si nous décidions de… ? Certains de ces scénarios conduisent à des futurs que nous ne souhaiterions pas voir se réaliser. Négliger l’existence de ces possibles ne serait pas une bonne chose pour aller de l’avant.
En même temps, ces destins ne sont que des éventualités, donc ils nous renvoient à notre responsabilité. Un discours fataliste – qui justifie pour certains l’inaction – consiste à affirmer que « c’est dans notre nature que de vouloir consommer toujours plus » et que l’on ne peut rien faire contre cela. Ce à quoi je réponds que c’est aussi dans notre nature humaine que de faire preuve d’empathie et de soutenir des populations et des individus que l’on ne connait pas. Nous avons aussi cette capacité à mettre en place des mesures collectives à grande échelle pour faire face à une situation de danger. Nous disposons aussi du pouvoir de transmettre efficacement des savoirs via l’éducation. Aucun de ces systèmes n’est sans faille. Mais tous peuvent être mobilisés pour espérer que les choses changent.
Un espoir éclairé – pas une pensée désidérative qui consisterait à répéter que « tout va bien aller » sans plus de fondement – doit s’appuyer sur la conviction qu’il nous reste une marge d’action en donnant à chacun des outils pour développer une meilleure conscience des problèmes que nous devons affronter, et une meilleure connaissance des solutions à implémenter. Évidemment, je crois que l’éducation peut être un puissant levier dans cette lutte, notamment si on modifie sensiblement la manière dont ces sujets sont traités en classe.
Quel regard avez-vous sur la place de l’enseignement des SVT en France aujourd’hui ?
On pourrait voir un lien entre la place réduite de l’enseignant de SVT aujourd’hui et la faible conscience de ce que tout ce que nos sociétés doivent à la nature. Le choix et la quantité des notions enseignées interrogent également. Au lycée notamment, le nombre de concepts au programme est considérable. Or, chacun de ces concepts est particulièrement complexe. Exposer un individu à ces notions une fois ou deux ne lui permet pas de se les approprier vraiment. L’enseignement de SVT est aussi une occasion précieuse pour développer des compétences fondamentales : compréhension de la science et de son rôle dans nos sociétés, lecture critique de l’information, observation de la nature… Malheureusement, on ne peut pas espérer transmettre une liste conséquente de savoirs et de compétences en même temps. Le sentiment qui domine est celui de « tout survoler ».
Enseigner prend du temps. Nous ne pouvons pas continuer à dénoncer un manque de connaissances scientifiques dans la population générale, un défaut de conscience écologique, un manque d’esprit critique, et ne pas vouloir changer les choses. Il faut permettre aux élèves de s’engager dans des démarches scientifiques en leur donnant les moyens de comprendre ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Transmettre des connaissances fondamentales est indispensable. Mais il faut aussi articuler ces connaissances entre elles, faire comprendre d’où elles viennent, expliquer en quoi elles se distinguent des opinions, montrer comment on peut s’en servir pour résoudre efficacement des problèmes. Bref, mon sentiment personnel est qu’il faudrait repenser l’enseignement des SVT pour qu’il atteigne ses véritables objectifs : forger l’esprit scientifique, l’esprit critique et l’esprit naturaliste de nos élèves au lieu de simplement les exposer de manière superficielle à des savoirs descendants.
Quels sont les exemples « d’espèces en danger » à privilégier lors des séances de SVT en classe ? Pourquoi ?
La grande difficulté des cours de SVT est l’articulation du « local » et du « global ». Les bienfaits d’un ancrage disciplinaire dans l’environnement proche de l’élève sont très nombreux. L’attachement au vivant se tisse souvent pendant l’enfance. Or, les jeunes générations sont moins exposées aux expériences de nature et les connaissances naturalistes reculent, y compris pour des espèces peu discrètes. Certains enfants découvrent la nature grâce à leur famille, mais l’éducation, qui tente d’atténuer les inégalités sociales, doit permettre à chacun d’avoir cette chance. Le contact avec l’environnement immédiat favorise un attachement émotionnel, mais aussi cognitif à la nature : d’où vient l’eau que je bois, avec quels êtres vivants est-ce que je partage mon environnement, comment tout cela s’articule-t-il ?
À côté de ça, la compréhension des phénomènes globaux – le constat de l’érosion du vivant, ses causes et ses conséquences par exemple – ne peut pas se faire en sortant dans la cour de récréation. L’enseignant doit trouver un équilibre subtil pour articuler les deux aspects. Il ne faut pas s’interdire de parler des lions et des ours polaires ; nous devons nous soucier du sort de la planète entière. Mais nous devons nous obliger à parler du rouge-gorge familier, de l’azuré commun et du trèfle des prés, car ils ont aussi beaucoup à nous apprendre.
Les élèves sont-ils tous biophiles ? Pourquoi ?
Dans le livre je présente ce concept intéressant de biophilie, développé par des auteurs comme E. Wilson pour évoquer une attraction naturelle, innée, pour le monde vivant. Je parle d’attraction presque au sens physique du terme. On remarque, par exemple, que les enfants visionnant un film d’animation accordent plus d’attention aux mouvements des animaux qu’à ceux des objets inanimés. Cette prédisposition naturelle nous rappelle que notre cognition actuelle a été profondément marquée par une longue histoire évolutive. Pendant des milliers d’années, être attentif à la nature n’était pas un hobby d’ornithologue ou d’entomologiste du dimanche. C’était une question de vie ou de mort.
Évidemment, une telle prédisposition n’implique en aucun cas que la nature fasse spontanément partie de nos centres d’intérêt de citoyens du xxie siècle. Dans un monde où plus d’un habitant sur deux vit en ville, une certaine distance avec la nature s’est opérée et elle gomme inévitablement notre tendance à prêter attention au monde vivant.
Et puis, cette biophilie nous expose à des biais, comme celui d’être particulièrement attentifs à certains êtres vivants (les mammifères et les oiseaux) tout en étant indifférents à d’autres (comme les vers de terre et les moustiques), pourtant indispensables au fonctionnement des écosystèmes.
Notre biophilie naturelle, héritage d’une lointaine histoire évolutive, est donc un socle enthousiasmant sur lequel construire une reconnexion à la nature. Mais seuls les éducateurs, par leur enseignement, peuvent apporter cette étincelle qui nous pousse à nous émerveiller pour le monde vivant qui nous entoure, et qui nous donne envie de le comprendre et de le protéger.
Quels conseils donneriez-vous aux enseignants pour reconnecter les élèves à la nature ?
Aller sur le terrain est difficile pour les enseignants. Il faut admettre cette réalité si l’on veut la combattre. Les obstacles sont nombreux. Il y a d’abord des raisons techniques (temps d’enseignement insuffisant, perte des demi-groupes). Il est aussi possible que les enseignants eux-mêmes manquent de connaissances naturalistes et c’est donc un cycle pernicieux qui s’installe. Il faut rompre ce cycle. L’éducation au vivant doit ouvrir les yeux aux jeunes générations sur leur univers naturel, même si cet univers est aujourd’hui « dégradé ». Les portes d’entrée sont multiples : les oiseaux, les arbres, les insectes pollinisateurs, les lichens, peu importe ! Une fois l’objet choisi, il faut se questionner : comment, par exemple, parvenir à faire l’inventaire des oiseaux présents dans notre environnement proche ? Ce questionnement incite à chercher des stratégies pour mieux observer (car « bien observer » n’est pas qu’une question de motivation, cela s’apprend !).
La curiosité nous pousse à nous informer des habitudes de vie de l’espèce, de son histoire lointaine, de son passé récent, de sa manière d’interagir avec les humains et de nourrir leurs mythes. Ces premières connaissances en appelleront d’autres. Une telle éducation prend du temps, mais elle n’en fait pas perdre, car les élèves auront acquis de précieuses capacités de raisonnement.
Propos recueillis par Julien Cabioch
La crise environnementale n’aura pas lieu. Éditions Belin. Paru le 10 janvier 2024. ISBN 978-2-410-02864-5