« Si l’actualité regorge de bonnes raisons de réagir, de s’insurger, de se mobiliser, nous prenons le parti d’essayer de mettre des mots sur des principes et des objectifs remis à plat, par envie de mettre les questions de fond au cœur des échanges, des controverses ou des propositions », écrivent Vincent Grosstephan, Bernadette Kervyn et Patrick Picard. « Pour ce faire, nous allons essayer d’évoquer cinq dimensions enchâssées, avec l’ambition de prendre en compte cette complexité pour parler de la formation initiale des enseignants… »
Former à construire/transformer quel monde?
Même si ce n’est pas notre objet principal, nous ne pouvons passer sous silence les impérieuses nécessités de transformation du monde, des enjeux écologiques et de leur corollaire sur la citoyenneté, la lutte contre les inégalités, le besoin d’un monde plus inclusif et tourné vers l’émancipation de chacun·e et l’usage constructif des technologies, comme le demandent les grandes organisations internationales comme l’UNESCO. Ces nécessaires transformations ne peuvent en rester aux injonctions médiatiques ou remises à plus tard. En quoi l’école doit d’ores et déjà contribuer à ces défis? Quels types d’élèves doit-elle former pour engager au plus vite ces transformations dans un monde de plus en plus “conformiste”, clivé, inégalitaire et soumis aux appétits les plus libéraux ? Les réponses concrètes à ces questions ne constituent pas un supplément d’âme renvoyé à un éternel futur.
Ce qui est nécessaire aux élèves pour apprendre (et qu’ils doivent généralement apprendre) :
Si les débats sont vifs, au sein des différentes disciplines de recherche qui essaient de comprendre les conditions de l’apprentissage et de la réussite scolaire du plus grand nombre, quelques savoirs nous semblent largement établis :
- d’abord, les élèves ont besoin d’un cadre sécure et bienveillant, de temps et de sens pour apprendre. Ils ne peuvent que comprendre progressivement la spécificité de l’univers scolaire et de la relation pédagogique, ses attendus, ses intérêts, ses normes culturelles et manières de faire, ses principes de justice, les spécificités disciplinaires des contrats didactiques. Il leur faut décoder les implicites des réquisits scolaires, ne pas confondre la tâche et les savoirs et objectifs en jeu dans la réalisation de celle-ci.
- Être « autorisé », se sentir capable, mettre du sens, s’engager dans le travail intellectuel sont donc des conditions indispensables sans lesquels aucun apprentissage scolaire durable ne peut se construire, et ce encore davantage quand les espaces d’appartenance des élèves les ont fait grandir dans des milieux sociaux dont les normes éducatives, culturelles ou langagières peuvent être distantes des pseudo-évidences de celles de l’école.
- Pour cela, les élèves ont besoin d’être guidés pour comprendre ce qu’il y a à faire et à apprendre, pour focaliser leur attention, persévérer, s’entrainer, consolider, répéter, mémoriser, faire des efforts… Ils ont besoin de feedbacks constructifs et formulés au bon moment pour réajuster les objectifs de l’activité, percevoir l’écart par rapport à l’attendu, mais aussi poursuivre l’engagement.
- Pour y parvenir, et même si les débats sur les “méthodes pédagogiques” et leur efficacité respective sont vifs, fait raisonnablement consensus le fait que les buts de coopération sont plus productifs que les buts de compétition, que les contraintes de la mémoire de travail imposent une confrontation au “complexe” non laissée au hasard, que les modalités de travail (individuel, petit groupe, collectif…) doivent être adaptées aux buts des tâches scolaires et aux besoins des élèves, et qu’en tout état de cause le rôle central de l’enseignant dans l’organisation et le soutien au travail doit être sans cesse réaffirmé.
- Les apprentissages scolaires, par leur nature même, ne peuvent être acquis sans que les élèves ne construisent les usages langagiers des disciplines, participant au travail cognitif et à la secondarisation. Catégoriser, organiser, représenter progressivement les concepts qui leur permettront de penser le monde nécessitent des interactions langagières entre pairs et avec les enseignants.
- Les apprentissages scolaires n’ont de sens que rapportés à leur pouvoir de mieux comprendre et transformer le monde. Quand ce n’est pas le cas, les contenus, manuels, tests, examens et autres évaluations tendent à devenir l’objet de l’activité au lieu de jouer leur rôle d’instrument de compréhension du monde et d’inscription dans la société. Émanciper et former des citoyens n’est pas accumuler des savoirs décontextualisés. Émanciper, c’est permettre aux élèves de se confronter à l’action concrète, au pouvoir d’agir sur le réel, en débusquant les tensions et les contradictions entre leurs différents mondes d’appartenance : leur monde intime, leur monde familial, celui des pairs, le monde scolaire, leur communauté socio-économique d’appartenance. Il s’agit dès lors de dépasser les tensions entre ces mondes pour agir dans des projets concrets et signifiants. D’une certaine façon, il s’agit de leur permettre d’expérimenter leur pouvoir d’agir sur le monde. Il y donc urgence à dépasser la fragmentation et la compartimentation des apprentissages et de la connaissance où l’enjeu se réduirait à satisfaire aux exigences spécifiques de chaque discipline et à la reproduction du juste, au détriment du pertinent et de l’utile.
Même si nous savons que le lecteur averti saura toujours débusquer les raccourcis et les insuffisances de ces quelques principes, nous osons cependant arguer que c’est à ces (nombreux) défis que doit préparer la formation (initiale et continue) des enseignants. Nous allons essayer d’en préciser quelques constituants, sans y mettre d’ordre de préséance.
Ce qui est nécessaire aux enseignants (et qu’ils doivent apprendre)
La liste des connaissances que doivent maitriser les enseignants est évidemment immense. Mais essayons, à partir des contraintes des apprentissages et du cadre scolaire et sociétal, de cerner les grands points de préoccupations des enseignants, dans leur travail quotidien :
- Connaitre les contenus à enseigner à chaque âge, en termes programmatiques bien sûr, mais aussi en comprendre les chausse-trappes, les obstacles didactiques qui, pour de nombreux élèves, contribuent à nourrir l’écart entre ce qu’ils apprennent “dans la vie” et ce qu’ils apprennent “à l’école” : non, un radiateur ne sert pas à “faire du chaud”, mais à augmenter la surface d’échange entre le fluide qui circule et l’extérieur, parfois pour réchauffer la pièce, ou parfois pour refroidir le liquide…
- Autre dimension : on aurait sans doute tort de minimiser tout le travail à conduire pour se forger une connaissance sociale et sociologique qui sera une grande aide pour savoir “lire” – souvent collectivement – en quoi les difficultés que rencontrent les élèves dans les apprentissages ne sont pas qu’affaire de “travail”, d’“effort” ou de “volonté”, mais aussi de rapport social au savoir scolaire, à la maitrise des codes langagiers et des valeurs de l’école. Dans un contexte politique qui a tendance à masquer ces dimensions sociales et culturelles dans l’analyse des inégalités devant les apprentissages, cette dimension doit trouver sa place dans la formation. Il s’agit, oserait-on dire, de repolitiser la question scolaire et de ne pas l’appréhender comme un objet froid, strictement rationnel et fondé sur des procédures reproductibles. Il s’agit bien de former des enseignants citoyens, acteurs sociaux critiques, agents de transformations des territoires sur lesquels ils agissent. Bref, de ne pas en faire des “exécutants neutres”.
- Pour y parvenir, un des moyens très efficace est d’apprendre à observer les élèves au travail (individuellement et collectivement) pour comprendre la nature de leurs difficultés ainsi que leurs réussites. Cela nécessite, pour l’enseignant observateur/analyseur, de construire progressivement des cadres de référence – didactiques, psychologiques, sociologiques notamment, en échangeant avec d’autres collègues et avec des spécialistes de ces domaines. C’est tout sauf facile, et ça prend du temps…
- Développer cette attention aux élèves est également indispensable pour mettre en œuvre des pistes d’attention à chacun·e et ajustements en faveur d’une école inclusive et attentive aux rythmes et besoins des élèves. Il s’agit là d’une compétence professionnelle majeure, parfois en tension avec l’avancée dans le programme et les points évoqués ci-après.
- Parmi les savoirs les plus experts, la question de l’organisation du temps scolaire (de l’heure, de la séquence, de la journée, de la semaine, de la période…) est très délicate : il faut composer le temps de travail selon des modalités compatibles avec les objectifs disciplinaires visés, les ressources des élèves (au bout de trente minutes, l’attention peut devenir un combat), mais aussi avec la fatigue de l’enseignant : une organisation pédagogique peut être efficace pour les élèves tout en étant exténuante pour l’enseignant. Dans ce cas, il risque d’y avoir beaucoup de difficultés à durer dans le métier…
- La question de la charge de travail est donc considérable : éprouver le temps nécessaire pour préparer “sa classe” ou “ses cours”, est une des épreuves de l’entrée dans le métier. D’abord, parce qu’elle peut être difficilement compatible avec la vie personnelle, mais aussi parce qu’elle demande de savoir anticiper la pertinence et la difficulté des tâches proposées aux élèves ou les passages à risque des choix pédagogiques que l’on fait. Gérer son travail, c’est aussi connaitre et choisir des outils et manuels adaptés à ses compétences de gestion de classe, adaptés aux besoins des élèves et aux objectifs visés. C’est également développer des visions de programmation à moyen terme pour être moins sous pression de l’inquiétude du lendemain.
- Enseigner, c’est encore conduire la classe, garantir la sécurité, le calme, la bienveillance, la collaboration… C’est conduire des échanges langagiers avec des élèves, comprendre et prendre en compte ce qu’ils disent, ce qu’ils comprennent « in situ ». C’est évaluer leur travail et leur comportement, réguler ce qui est prévu si nécessaire, s’adapter aux situations. On imagine difficilement, sauf si on est du métier, à quel point les multiples réglages de cette machinerie complexe ne peuvent que s’affiner dans le temps, tout en nécessitant de premières réussites pour garder le goût du métier.
- Devenir enseignant, c’est aussi collaborer, s’insérer dans une équipe de professionnels, parfois de différentes fonctions, qui concourent au fonctionnement des structures scolaires et de l’institution. Si cet aspect du travail est parfois éloigné des urgences des débutants, il n’en n’est pas moins structurant pour “faire sa place” dans le métier, mais aussi y trouver des ressources, des soutiens ou des solidarités qui vont être essentiels pour se construire professionnellement.
- La question de la relation aux familles en est souvent un corollaire : construire des échanges sereins avec les familles, c’est aussi apprendre à comprendre la nature des relations complexes avec différents types de parents, sans chercher à leur donner des leçons de “parentalité”, mais en explicitant autant que possible les rôles des uns et des autres, y compris en mesurant bien les responsabilités que la condition d’agent du service public donne aux enseignants et professionnels de l’Éducation Nationale.
Cette longue liste, qui ne se veut pas exhaustive, semble rendre hasardeux ou bien complexe un projet de formation initiale : comment, en quelques années, structurer un curriculum de formation qui articule toutes ces dimensions, en tissant apports de connaissances et expériences concrètes, capacités à analyser des traces d’activité dans un nécessaire travail réflexif, mais aussi pistes pour réussir à agir et construire de premiers gestes professionnels efficaces ?
A ce stade de notre propos, pour tenter de répondre aux questions et enjeux précédents, une interrogation centrale apparait : quelle part revient aux compétences des formateurs d’enseignants, et laquelle est de la responsabilité des institutions, notamment dans la charge qui est la leur d’organiser des “parcours” de formation structurés, les plus cohérents possibles, dans lesquels l’étudiant ne sera pas le seul à devoir faire des liens entre les enseignements, entre les UE, entre les différents moments et espaces de formation ?
Ce qui est nécessaire aux formateurs (et qu’ils doivent généralement apprendre) :
En préambule de cette partie, nous pourrions nous référer à la compétence-clé d’un formateur : savoir ce que savent déjà ses formés, et comprendre les difficultés qu’ils rencontrent pour faire ce qu’ils ont à faire. Mais derrière ce qui pourrait être un allant de soi, il y a un océan de complexité pour le travail réel…
Par définition, un formateur doit maitriser des univers théoriques (plus ou moins variés) qu’il va mettre au travail avec les formés. C’est généralement le cas, mais une des gageures est qu’il soit conscient et curieux de la pluralité des approches/domaines de recherche en éducation, son champ de compétence ne suffisant pas à construire toutes les réponses que doit se forger le débutant. Le tissage entre les disciplines et les champs de connaissances est indispensable pour construire les savoirs en actes du professionnel débutant. Et du coup, la capacité du formateur à situer ses apports en ayant une idée précise de ce que font ses autres collègues, notamment par un travail en équipe devient crucial.
Mais au-delà de ses connaissances, les étudiants/stagiaires attendent du formateur qu’il soit un accompagnateur, un traducteur, une interface entre le monde professionnel et le monde de la connaissance. C’est un enjeu considérable, qui se décline dans plusieurs directions pour le formateur : il lui faut tout à la fois connaitre concrètement les situations de travail et les dilemmes des personnes qu’il forme, pouvoir aider les formés à mettre des mots sur les difficultés des élèves et de l’enseignant, pouvoir donner des pistes qui aident à éprouver un premier sentiment de réussite, savoir quels conseils vont être utiles et utilisables en fonction du cheminement professionnel de leurs étudiants/stagiaires, soutenir, évaluer tout en faisant mesurer les progrès, faire des choix stratégiques. Le tout dans le peu de temps dont il dispose pour interagir et former…
Ce qui est nécessaire aux institutions de formation et de pilotage :
On l’a vu dans les parties précédentes, la question de la compétence à former, pas plus que celle à enseigner ne saurait être renvoyée à la seule responsabilité individuelle des agents. Les institutions ne peuvent être exonérées de leurs immenses responsabilités. Et précisément à l’heure où se profile une nouvelle réforme décidée dans l’urgence sans aucun travail de concertation préalable, il est nécessaire de les passer en revue sans se limiter à la défense de l’existant.
La première est celle de la cohérence des curriculum : quel équilibre entre les disciplines ? que valoriser comme fondamental sans minimiser les autres matières ou compétences ? A quel moment et dans quel ordre doit-on apporter telle ou telle connaissance, telle ou telle expérience ? Apprendre d’abord à observer les élèves et les situations de classe ? Construire des savoirs théoriques dont on verra l’importance “plus tard” ? Engager d’emblée dans des allers-retours entre apport de connaissances et découverte du terrain et des outils professionnels ?
La seconde est celle des dynamiques collectives : former des professionnels, c’est mettre en relation les différents mondes qui y contribuent (cadres de l’Éducation Nationale, institutions de formation et milieux de travail). S’ils sont en concurrence ou en rivalité, c’est le débutant qui en pâtit, tiraillé entre des normes en tension desquelles il ne sait quoi faire. Il est donc essentiel que se constituent des espaces de travail pour échanger sur les attentes et la complémentarité des uns et des autres, confronter ce qui fait débat, approfondir en dépassant le rapport de force.
Mais c’est aussi au sein de l’institution de formation comme au sein des pôles académiques et de l’Institution ministérielle elle-même que le travail doit être renforcé entre les différentes catégories de formateurs et d’acteurs. De la même façon que le travail collectif des enseignants ne peut plus être un supplément d’âme, le travail collectif des formateurs et des acteurs doit permettre de nourrir la connaissance commune de chacun des différents domaines de savoir (didactiques, psychologie, sociologie, sciences du travail…). Cet engagement collectif permet d’éprouver en quoi les paradigmes de l’autre peuvent être en tension avec les siens, en quoi chaque approche a ses méthodes, ses normes, ses valeurs, ses conceptions du monde qui, elles aussi, ne peuvent se résumer à des des luttes de position. Ces regards complémentaires sont indispensables pour appréhender la complexité du monde, du métier de formateur comme du métier d’enseignant, d’élève ou de cadre. Cela suppose également d’autoriser, d’encourager et de créer les conditions d’un travail aux frontières et au-delà des frontières disciplinaires ou professionnelles. Cela suppose des espaces et du temps dédiés, par exemple en termes de dispositifs de formation de formateurs ou d’espace de conceptualisation et de transformation de l’activité collective de formation. Si la responsabilité de l’institution est de définir de façon claire et cohérente ce que signifie être émancipé et acteur d’une société démocratique, elle est également de créer les conditions de son exercice et de son développement.
On objectera le caractère utopique (totalement assumé) de cette ambition, dans un moment où domine le sentiment de gâchis, de colère, de déconstruction, voire de recul. Mais nous partageons l’idée que c’est lorsque le travail est difficile, menacé, complexe qu’il ne faut pas penser rafistolage ou petits compromis, mais ambition et exigence pour affronter la complexité. Les expériences et les savoirs sur lesquels nous nous appuyons pour le penser (sciences du travail, psychologie, didactiques…) nous ont appris qu’il ne peut y avoir de progrès sans s’attaquer aux causes profondes, systémiques, culturelles et historiques des problèmes, sans les analyser avec précision, en assumant l’idée que tout travail soit complexe et contradictoire. Au-delà des motions de principe, il faut s’y attaquer.
Vincent Grosstephan, Bernadette Kervyn et Patrick Picard