Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Le langage commun utilise le terme désir sans lui donner un contenu précis et de façon indifférenciée de celui d’envie. Or, les contenus de ces deux termes, différent radicalement.
Ce qu’est l’envie
L’envie est une attirance, une attente de plaisir et de récompense immédiate. Elle est l’amorce d’un élan, mobilisateur de l’énergie vitale en quête d’une récompense ou d’une jouissance, tangible ou imaginaire. Cette attirance doit se confronter au réel et à l’inventaire des possibilités.
L’envie, en quête de satisfaction immédiate, court-circuite l’évaluation, la délibération et le jugement de ce qui doit être privilégié au regard de valeurs, de références, de nécessités et de priorités hétérogènes et enchevêtrées. Elle résulte d’une dépendance aux séductions et aux stimulations extérieures promettant des plaisirs, des satisfactions narcissiques, des gratifications matérielles ou de confort.
L’envie, en se focalisant sur un objet possédé ou une gratification accordée à quelqu’un, se transforme en jalousie en ressentiment et en rancœur. Ce qu’autrui est ou paraît être, ce qu’il possède, ce qu’il reçoit ou devient, suscite la convoitise et le souhait de se l’approprier. Baignées dans une idéologie de la consommation, nos sociétés sont devenues des fabriques d’envies immédiatement atteignables, diffusées au moyen des écrans auprès de chaque élève. Il y a court-circuit du temps de la réflexion et du jugement permettant la transformation de ces envies superficielles dispersées, en désirs profonds, fondés sur des valeurs et permettant les efforts qui orientent une vie.
Ce qu’est le désir
Le désir est une dynamique d’espérance mobilisant l’énergie vitale de la personne dans une projection d’elle-même, au-delà de ce qui est et de qu’elle est. Le désir procède de la perception et de la mise en perspective d’un enjeu de sens et de valeurs. Il résulte d’un choix permettant à la personne de mobiliser son énergie et ses ressources en vue d’une réalisation en accord avec la perspective vers laquelle elle a choisi de tendre.
Le désir procède de l’élaboration de la capacité à se distancier des perceptions et des stimulations immédiates en projetant dans le temps, la satisfaction ou l’amélioration projetée. Le désir se déploie dans l’ouverture, le différé, la sublimation par la transformation créative de l’altération et de la frustration, permettant la projection de soi dans la démaîtrise de l’inconnu. IL repose sur la même énergie pulsionnelle et vitale que l’envie, mais, dans sa confrontation aux réalités, le désir va au-delà de la satisfaction immédiate. Il vise l’accomplissement de la personne se projetant vers un advenir autre, créateur de son environnement, et par là de lui-même.
Le rapport au manque
« À partir d’une commune source, le manque, le désir et l’envie suivent des chemins radicalement différents, voire opposés. Le premier fait du manque une chance, l’entend comme un appel vers d’autres horizons, et il se déploie en une quête indéfinie, en fête et prodigalité. La seconde prend le manque en horreur, elle le ressent comme une privation, une insulte, elle se rétracte en âpreté et fraye avec la haine, l’avarice, la colère »1
L’envie et le désir sont issus de l’énergie vitale pulsionnelle. Elles peuvent s’orienter dans les directions opposées, à partir de l’immédiateté ou du différé. L’immédiateté de l’envie conduit au passage à l’acte « spontané », en réaction à une stimulation. Le différé et le délibéré du désir orientent vers l’acte réfléchi, pesé, choisi au regard de ses enjeux c’est-à-dire de la projection des conséquences dans le temps.
Le désir est un « au-delà de l’envie », un au-delà de l’illusion de la satisfaction immédiate. C’est cette mise en perspective qui permet de prendre pouvoir sur soi en se libérant de la quête de plaisir immédiat. L’élève qui reste dans l’envie est dans la dépendance des stimulations de la séduction. L’économie marchande et politique repose sur la séduction qui, par la communication consiste à “donner envie”, au moyen de vraies comme de fausses promesses.
Les enjeux de cette différenciation
L’envie réside dans la quête de plaisir immédiat et de récompense délivrée par le striatum. Le désir émane de la partie la plus évoluée de notre cerveau, le cortex cérébral, intelligent, capable d’abstraction et de volonté qui permet de bloquer les ordres du striatum. Or, ces fibres de substance blanches, ces câbles neuronaux, ont besoin d’entraînement pour être efficaces. C’est là tout l’enjeu du travail d’éducation : devenir capable de différer la « récompense » afin de penser les différents enjeux dans le temps et d’analyser les conséquences afin d’être capable de choisir. Ce travail est considérablement difficile dans un monde matérialiste, dont les modes de rapports sont basés sur la séduction du toujours plus de profits immédiats.
L’accès à la capacité à différer chez un élève conditionne l’élaboration de sa capacité à penser. Au plan cognitif, le différé entre la question et la réponse constitue l’espace de la pensée. L’enjeu du travail éducatif réside dans la mise en élaboration des capacités permettant à un élève de passer d’un usage immédiat, destructif de son énergie vitale, à un usage projeté et ayant les effets « désirables » de cette même énergie. Il s’agit d’un difficile et constant travail de passage de l’immédiateté pulsionnelle de l’envie, au différé et au sublimé du désir.
Est-ce que, pour certains enfants en souffrance, avoir envie n’est pas déjà l’objectif, avant même d’avoir le désir ?
Oui, sauf que ça ne doit pas être un objectif. C’est une dynamique, et la dynamique du désir passe par l’envie. L’envie n’est que la phase de bégaiement du désir, et si nous en restons là, ça n’ira pas au-delà. Le problème des pédagogues, c’est qu’ils décomposent les choses en étapes, un peu comme dans la théorie des stades de Piaget. Ce n’est pas comme cela que ça se passe. Tout est mélangé au départ, et l’enfant doit d’abord trier ce qu’il ressent en en voyant les effets. Il faut qu’il vive les choses.
Un enfant qui n’a pas d’envie, en fait, ça n’existe pas. C’est un enfant qui est tellement blessé qu’il a refusé toute stimulation perçue comme un danger.
Ce qui est possible…
Oui, mais dans ce cas-là, ce n’est pas la question de l’envie, c’est la question de la blessure qui est posée. C’est la question de la dynamique d’existence qui est en jeu.
Susciter l’envie, c’est un piège. C’est la manière dont les adultes piègent l’enfant dans ce qu’il ne veut pas faire, parce que ça n’a pas de sens pour lui. Si je suis un enfant qui a été manipulé par des envies, je prends le pouvoir sur l’adulte en disant : « J’ai pas envie ». C’est la toute-puissance de la passivité. L’enfant qui a été manipulé devient à son tour manipulateur de l’adulte en disant : « Fais ce que tu veux, moi, ça ne m’atteint pas. »
Il va falloir que l’adulte se mette en mouvement avec l’enfant. C’est le vivre partagé de l’accompagnement : l’adulte va montrer qu’il est atteint par cette inertie et va lui-même se mettre en inertie pour dire qu’elle peut être quelque chose qui guérit. Il faut que l’adulte se porte à la rencontre de l’enfant pour montrer que l’envie n’est pas dangereuse.
Nous sommes là dans le problème de la séduction de l’adulte qui a manipulé l’enfant par l’envie.
L’Éducation Nationale en tant qu’institution a-t-elle une envie ou un désir ?
L’institution a une envie de paraître dans la performance, elle devrait, mais n’a pas de désir d’émancipation de l’enfant.
L’envie est toujours tournée vers soi et le désir est un au-delà de soi. Que ce soient une institution ou des personnes, c’est la même dynamique de rapport de places. Être ensemble pour un bien commun où je me sers du commun pour me placer. Quand on voit par exemple que les performances et les évaluations sont placées au-dessus de tout, et que pour dire les valeurs, l’institution Éducation Nationale tombe dans ce piège grotesque des contrôles de connaissances sur des indicateurs de mémorisation et pas de compréhension transférable, c’est effrayant.
Comment faire percevoir à l’élève l’intérêt de différer ?
Le « différer », c’est l’espace de pensée, l’espace d’interrogation du sens et de la valeur. C’est la sortie d’emprise pulsionnelle, action/réaction, du passage à l’acte. C’est le temps où l’impression doit être mise à distance. C’est là tout le travail éducatif.
Si on dépasse la simple question de l’acquisition et de la mémorisation des savoirs, c’est la question de « qu’est-ce que j’ai envie de faire de ces savoirs ? », « en quoi je peux me transformer avec ces savoirs nouveaux ? ».
Le « différer », c’est cet espace où je remets les choses en place. C’est au fond la question de la pensée par constellations. Ça modifie l’approche de ce que je vis, de ce que je suis. Nous sommes là dans l’articulation de l’enseignement et de l’éducation, parce que ça me transforme, moi, dans le présent, et non dans une opération de mise en boîte de conserves qui va s’esquinter et pourrir avant que je puisse rouvrir la boîte quand je serai grand.
Travailler l’élaboration, ce n’est pas seulement pour du futur. Quand on envoie des enfants faire du ski, ce n’est pas pour apprendre à faire du ski, mais c’est pour se dominer, pour se confronter dans un au rapport au réel et à la frustration, et ça leur sert maintenant.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain
Sylvie Germain : Au-delà de l’envie : le désir, Dans L’envie et le désir, les faux frères, Paris, Autrement, 1998, coll. Morales no 24, p. 125 à 140