Selon Sylvie Plane, Professeure émérite des Universités, la lettre qui commande au CSP (Conseil Supérieur des Programmes) la réécriture des programmes « trace le contour idéologique de ce que doivent être à ses yeux les élèves, les enseignants et bien sûr l’enseignement lui-même ». « Dans une optique managériale, il s’agit de programmer, contrôler, encadrer au plus serré, fixer des objectifs de performance, rentabiliser », écrit-elle dans cette tribune qu’elle signe dans le Café pédagogique. Quant au CSP, celle qui en fut l’ancienne vice-présidente, estime qu’il n’a « guère de liberté ». « Il n’est pas attendu du CSP qu’il rédige à proprement parler des programmes, il est simplement attendu de lui qu’il transforme en programmes scolaires les quelques 665 pages des guides publiés par le ministère ».
Tout au long des cinq mois au cours desquels il a été Ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal a occupé l’espace médiatique par des annonces et des décisions. Certaines sont à la fois symboliques et anecdotiques tel le port de l’uniforme qui a focalisé l’attention des journaux télévisés durant une partie du mois de décembre ; d’autres sont structurelles, telle la restriction d’accès au lycée, désormais conditionné à l’obtention du Diplôme national du brevet ; d’autres encore touchent aux fondements mêmes de l’école républicaine, telle l’instauration d’une scolarité à trois vitesses par la mise en place de groupes de niveau dans les matières qui ont l’horaire le plus important, brisant, ainsi l’unité classe. Ni les difficultés organisationnelles que pose cette mesure, ni les réticences de l’enseignement privé ont été anticipées. Pourtant il était au moins prévisible que dans l’enseignement privé, où les parents sont des clients, ce serait un problème que d’annoncer à certains parents que leur enfant doit être classé dans le groupe des faibles et séparé des plus brillants. D’où la réaction du tout-puissant secrétaire général de l’enseignement catholique qui exige que l’enseignement privé soit libre d’appliquer ou non cette réforme et en profite pour réclamer encore plus de moyens, malgré un taux d’encadrement déjà très favorable (Le Monde, 18 janvier 2023). La multiplication de ces réformes, leur précipitation, leur « effet puzzle », pour reprendre l’expression de Xavier Pons, ont court-circuité la réflexion des acteurs de l’éducation, chaque jour apportant par la voix des médias une nouvelle surprise. Tous ceux qui ont en charge une classe, un établissement, une circonscription, souhaitaient donc un peu de répit, afin d’avoir le temps de penser pour agir.
Mais le 8 janvier 2024, c’est-à-dire la veille du jour où il quittait ce poste pour prendre les fonctions de premier ministre, le ministre de l’éducation envoyait au Conseil supérieur des programmes (CSP) une lettre de saisine dans laquelle il enjoignait à cette instance de procéder à « une révision complète des programmes » de la maternelle à la troisième, autrement dit pour toute la période où l’instruction est obligatoire. Rien que ça.
La lettre signée par le ministre mais qui semble avoir été dictée par le Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) mis en place par J.-M. Blanquer, demande que la réécriture des programmes porte sur le français et les mathématiques et se fasse « en cohérence avec la réécriture du socle commun pour laquelle le CSP est par ailleurs saisi. » Ah bon ? ont dû se dire les membres du CSP, car si le projet de réfection du socle figure bien dans le dossier de presse de la conférence ministérielle du 5 décembre, il a fallu attendre le 13 mars pour que la saisine soit publiée par Madame Belloubet qui a ainsi réparé la négligence de son prédécesseur.
La lettre qui commande au CSP la réécriture des programmes file la métaphore martiale du « choc des savoirs », en convoquant « feuille de route » et « boussole », et détaille de façon minutieuse ce qu’attend le ministre, à la fois sur le plan des contenus et sur celui de la forme. Elle trace ainsi le contour idéologique de ce que doivent être à ses yeux les élèves, les enseignants et bien sûr l’enseignement lui-même. Dans une optique managériale, il s’agit de programmer, contrôler, encadrer au plus serré, fixer des objectifs de performance, rentabiliser.
S’agit-il d’un lapsus ? Dans le passage où il commande au CSP des notes d’intention qui préfigureront les programmes, le ministre remplace l’expression « enseignement du français » par « enseignement de la lecture », comme si le français se réduisait à la lecture.
Un découpage temporel étroit et contraignant
Le CSP s’est acquitté de la première étape de la commande en publiant deux « lettres d’intention » l’une portant sur le programme de mathématiques, l’autre sur celui de français, pour la maternelle et le cycle 2.
La commande ministérielle et les lettres d’intention du CSP prévoient pour les programmes à venir un cadrage temporel très serré qui ne laisse aucune place aux différences de rythme d’apprentissage des élèves et aux initiatives des enseignants. Certes, les cycles continueront bien à constituer une unité de référence, mais uniquement parce qu’ils permettent de déterminer des attendus terminaux et donnent lieu à de grandes batteries d’évaluation nationales – qui d’ailleurs ne se limitent pas aux fins de cycles. Mais les programmes seront annuels ou infra-annuels, chaque trimestre formant une sorte de bloc clos, comme si tout ce qui a été travaillé dans une période donnée de l’année était définitivement acquis.
Le découpage temporel ira même beaucoup plus loin dans le détail, allant jusqu’à indiquer la fréquence hebdomadaire et même le minutage des activités. Ce niveau de précision s’explique par le poids donné à des activités visant l’acquisition de savoirs ponctuels ou de micro-compétences. L’intérêt de ces micro-compétences est incontestable, mais dans cette logique de segmentation, c’est un pari que d’attendre de leur empilage qu’elles permettent aux élèves d’accéder à une compétence pleine et entière.
Un pilotage très serré des enseignants
La commande du ministre promettait que les programmes à venir se distingueraient des précédents parce qu’ils définiraient non pas ce que le professeur doit enseigner, mais ce que les élèves doivent apprendre.
Mais les lettres d’intention du CSP montrent, au contraire, que les programmes enserreront les enseignants dans un carcan extrêmement étroit. Le CSP annonce en effet qu’il s’apprête à livrer un document qui contiendra un cadrage très précis des exercices prescrits, en termes de supports, de fréquence, de durée, de quantité, de performances attendues, etc. ainsi que la liste des bonnes pratiques. Il ne s’agit donc pas, en réalité, de fournir des programmes scolaires mais de publier un manuel à destination des enseignants que ceux-ci devront suivre à la lettre, jour après jour, heure après heure, et dont l’exécution pourra être contrôlée par les familles, puisque celles-ci sont également désignées comme destinataires de ce manuel. Cette mesure va de pair avec la labellisation des manuels scolaires qui s’attachera principalement à vérifier que ceux du cycle 2 soient conformes aux injonctions du Conseil scientifique.
Les indications techniques fournies par les programmes auraient pu constituer un guidage utile aux enseignants, surtout dans un contexte où les personnes qui sont amenées à enseigner sont nombreuses à ne pas avoir pu bénéficier de formation. Sans doute est-ce d’ailleurs l’hypothèse retenue par le ministère qui s’apprête à pérenniser une situation de pénurie d’enseignants. Mais le caractère impératif de ces prescriptions, le fait qu’aucune part ne soit accordée à l’initiative des enseignants, qu’aucun espace ne leur soit laissé pour mener des projets, montrent qu’il s’agit avant tout d’un un outil institutionnel de pilotage et de contrôle des enseignants, et dans une certaine mesure des inspecteurs.
Il faut dire que, de son côté, le CSP n’a guère de liberté. Pour le dire clairement, il n’est pas attendu du CSP qu’il rédige à proprement parler des programmes (le groupe de travail ne comporte d’ailleurs aucun chercheur) ; il est simplement attendu de lui qu’il transforme en programmes scolaires les quelques 665 pages des guides publiés par le ministère, afin de donner force de prescription aux décisions du Conseil scientifique mis en place par J.-M. Blanquer.
Juste après la lettre de M. Attal, le ministère a changé de main. Sur le plan règlementaire, rien n’oblige madame Belloubet, désormais ministre, à adopter le projet de programme que lui remettra le CSP. Il nous reste à espérer qu’elle aura la liberté de prendre une décision raisonnable et ne donnera pas suite aux projets de programmes rédigés sur commande de son prédécesseur.
Sylvie Plane
Professeure émérite des Universités
Ancienne vice-présidente du CSP