Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Aider un élève à grandir c’est lui permettre d’advenir à celui qu’il n’est pas encore, par les autres et avec les autres. Tel est l’enjeu de l’accès à un « Vrai Soi » ou au basculement dans le « Faux Soi ».
Le Vrai Soi
Le vrai soi est chez un être humain un mode d’existence fait d’authenticité et de sincérité. Il résulte d’une harmonie dans le vécu des situations entre les valeurs, les visées, les sentiments, les dires, et les actes d’un sujet humain. Il est lié à la structuration du « rapport à soi-même », qui requiert la confiance en soi et de l’estime de soi et qui conditionne la continuité de soi.
La notion de « vrai soi » formulée par Winnicott, implique la capacité d’un sujet à énoncer ses désirs en distance des attentes et des désirs d’autrui. Dans le vrai soi, la personne énonce sa propre vision et sa compréhension des situations vécues, dans un rapport à autrui, sans soumission ni imposition. Le Vrai Soi est en constante élaboration et remaniement tout au long de la vie d’un être humain. Il nécessite la conscience de sa propre finitude en tant qu’être humain et oblige à l’accueil de la vulnérabilité et de l’inachèvement du processus d’humanisation en soi et chez autrui.
Le faux soi réside dans une annulation de soi, dans le paraître et une soumission aux normes, aux attentes et aux désirs d’autrui. Il y a inauthenticité de l’être. Le faux soi peut se traduire chez un élève, par un masquage et un effacement de soi, ou dans un évitement de se positionner. Le manque de confiance en soi, pousse au refuge dans le « paraître » de la soumission à la conformité, aux normes, comme aux attentes et aux désirs d’autrui. La dépendance du regard et du jugement d’autrui induit une quête avide de reconnaissance rendant vulnérable aux humiliations et aux blessures narcissiques. La fragilité du Soi laisse aussi parfois la place à l’affirmation démesurée de soi et à l’envahissement d’un Moi narcissique conduisant l’élève, à chercher refuge dans la toute-puissance et la domination d’autrui.
L’instauration ou la restauration de la confiance en soi et de l’estime de soi des élèves dans l’espace scolaire est déterminant dans la réussite scolaire. Nombre d’études signalent le manque de confiance en soi et d’estime de soi comme étant l’une des causes majeures des difficultés d’apprentissages et de relation aux autres. Or, les difficultés rencontrées dans l’espace scolaire renforcent les élèves les plus démunis dans la mésestime d’eux-mêmes et dans le doute dans leurs potentiels.
Il n’y a pas de Soi sans Autre et sans les autres
« Pour découvrir qui il est en tant qu’humain, l’individu a besoin, tout au long de son parcours d’existence de se reconnaître dans les autres comme étant identique à eux par l’identification à une, puis à des figures investies affectivement. Il a également besoin de se reconnaître, par la comparaison aux autres, comme étant différent d’eux. Par ces différenciations, il peut se constituer en tant qu’être singulier et unique. Sous de multiples aspects, il se découvre comme étant autre et il intègre chacun comme étant à la fois identique et cependant radicalement autre. L’autorisation, voire l’invitation faite à l’enfant par ses parents, de progressivement nouer des relations avec des personnes étrangères au cercle familial, est déterminante pour que l’enfant puisse s’autoriser une pluralité d’attachements et d’identifications afin d’accéder à une identité singulière dans le processus d’« identisation » C’est dans le remaniement permanent de ses attachements et de son identité que la personne élabore une continuité de soi dynamique »*.
Les enjeux de l’élaboration d’un Vrai Soi
Le vrai soi ne peut advenir que dans l’élaboration du rapport à l’Autre et aux autres dynamique et équilibré, ce qui nécessite l’accès à une mobilité des rapports de place sans domination ni soumission.
Quand un élève est pris dans une situation où il ne peut trouver sa place, il ne peut transformer son énergie pulsionnelle destructrice en énergie créatrice. Or, c’est la fiabilité de la relation à autrui qui permet le travail d’autorisation, par lequel un élève se constitue comme auteur de ses propres choix et s’ouvre à la liberté de la créativité.
La relation à autrui organisée sur un mode défensif ne peut permettre d’assumer sa vulnérabilité, ni de reconnaître la vulnérabilité d’autrui dans un rapport de bienveillance et de sollicitude. Hors des conditions indispensables, ce processus de transformation de la destructivité en créativité ne peut se déployer…
Une telle dynamique nécessite l’engagement l’attention et la prise en compte institutionnelle de la vulnérabilité de chaque élève en difficulté d’exister dans l’espace scolaire « L’école ne te laissera pas tomber ». « Tu ne seras pas abandonné, à toi-même » ; « On ne te lâchera pas » … Le désir de faire société, la capacité de vivre avec les autres, de coopérer, de se constituer en tant que sujet social et citoyen, repose sur la promesse de la possibilité d’être Soi, de faire sa place, une place particulière et reconnue, parmi les autres.
La promesse est un réservoir d’espérance qui dynamise la création de soi comme sujet unique, coauteur de son devenir. Elle conditionne le désir d’appartenance et étaye la constitution de l’individu comme sujet social.
L’école ne développe-t-elle pas d’abord un Faux Soi chez l’élève ?
Hélas oui, mais il faut faire attention, car nous avons tous besoin d’un peu de paraître, on ne peut pas se promener sans vêtements : le vrai soi doit aussi être protégé parce qu’il est l’intimité du Soi et la ressource de l’humanité en soi.
Le problème de l’école, c’est que l’uniformisation interdit la diversité et la singularité du soi. C’est en ce sens que l’articulation entre l’énoncé de ce qui anime l’enfant au sein de l’école et la nécessité de vivre ensemble, et donc de cheminer à un rythme possible pour tous, est la partie délicate pour l’enseignant. C’est l’articulation entre le soi et le nous avec les cheminements individuels et absolument uniques de chacun, dans son rapport au monde, et la rencontre aussi bien des autres au sein de l’école que de la règle commune qui est en jeu.
Est-ce que l’institution École a intérêt à ce que le vrai soi émerge ?
Si le vrai soi n’émerge ni chez l’élève, ni chez l’enseignant, ni chez les gens qui soutiennent la structure de l’institution École, on sera dans un monde de stérilisation absolue. Parce que le vrai soi est le lieu de la créativité. C’est le lieu de la vie possible pour le futur. C’est à nouveau la question de la force instituante de la vie collective dont il s’agit.
C’est la question de la dynamique d’existence. Si vous ne voulez pas de cela dans l’Éducation nationale, vous n’aurez plus d’enseignants. C’est cette force de la dynamique d’existence qui font que de jeunes professionnels se disent que ça vaut le coup d’y aller, même si cette Éducation Nationale est une folie.
Ce serait quoi le vrai soi de l’enseignant ?
L’enseignant n’est pas différent de l’enfant en humanité et en dynamique d’humanisation ou de destructivité. Donc son vrai soi n’est pas tellement différent. À la limite, le vrai soi de l’enseignant est protégé, si, quand il a de l’expérience, il se dit : « Je continue à être celui que je voulais être quand j’ai pris ce métier. »
Ce qui veut dire que je garde la dynamique de me battre contre ce qui stérilise la capacité de vivre ensemble dans l‘institution, et pour mettre en place des perspectives, où l’enfant auquel je m’adresse va individuellement et collectivement découvrir les possibilités de s’élancer dans la vie.
Et pour un enseignant qui débute sans trop savoir ?
Ce qui est important pour lui c’est qu’il découvre en miroir ce qui l’anime s’il est attentif à regarder ce qui travaille les enfants au plan des émotions, au plan des espérances, au plan de leurs dérives. S’il est attentif à ce qui se passe, il va comprendre ce qui l’a animé lui-même.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain
* Racinoux Christine, Marpeau Jacques, Une vie d’éducatrice. Questionner le sens. Toulouse, Érès, 2021, coll. L’éducation spécialisée au quotidien, p. 218.