Cela fait seulement un siècle, et en même temps déjà un siècle, que les filles ont accès à l’enseignement secondaire, de la sixième à la terminale. L’occasion pour Claude Lelièvre de revenir sur le processus qui y a abouti.
C’était il y a tout juste un siècle. Un siècle ! Le décret du 25 mars 1924 prétend certes maintenir l’enseignement secondaire féminin avec sa spécificité instituée dans les années 1880, mais il aménage très officiellement une préparation au baccalauréat présentée comme une section facultative (et alignée, elle, totalement sur le secondaire masculin). Les classes de cette section vont – comme celles du secondaire masculin – de la sixième à la terminale ; ses programmes et ses horaires deviennent identiques par l’arrêté du 10 juillet 1925. La section de préparation au « diplôme de fin d’études secondaires » est très vite marginalisée.
Près d’un demi-siècle plus tôt, la loi du 21 décembre 1880 avait institué un enseignement secondaire féminin (avec ses collèges et lycées de filles). Le cursus, de cinq ans, était plus court. Les lycéennes n’avaient pas droit à la préparation au baccalauréat (qui ouvre les portes de l’Université, et donc des professions libérales et de l’administration supérieure), mais à un examen spécifique, le « diplôme de fin d’études secondaires », ’’désintéressé’’ professionnellement. La philosophie et les humanités classiques (qui étaient alors les fleurons du secondaire masculin) n’étaient pas au programme. Pour l’essentiel, il s’agissait d’un enseignement de lettres et de langues vivantes modernes. En mathématiques, il est préconisé « un programme essentiellement distinct » de celui des jeunes gens. Maitrot, le rapporteur dans cette discipline, s’en explique clairement : « il serait inutile, et même fâcheux de développer chez les jeunes filles l’esprit d’abstraction ; d’autre part, elles n’ont que faire des mathématiques appliquées puisqu’elles ne deviendront pas ingénieurs ». Quant aux programmes de sciences naturelles et physiques, ils doivent être restreints : les sciences pourraient « dessécher les jeunes filles, amoindrir leur grâce et leur sensibilité »
Selon Camille Sée, le promoteur de la loi de décembre 1880 instituant l’enseignement secondaire féminin, « ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de famille. Il est de leur intérêt, du nôtre, de l’intérêt de la société toute entière, qu’elles demeurent au foyer domestique. Les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre davantage capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison ». Et comme les hommes ont droit, eux, à la culture classique, Camille Sée énonce le maître mot de son action éducative en latin : « Virgines futuras vivorum matres republica educat ! » (La République instruit les vierges, futures mères des hommes).
Dans son célèbre discours sur « l’égalité d’éducation » tenu à la Salle Molière en 1870, Jules Ferry avait déclaré : « on nous dit qu’il faut donner aux femmes les mêmes droits, les mêmes fonctions : je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir ; je me contente de revendiquer pour elles ce qui est leur droit, ce qu’on veut leur donner aujourd’hui, et le libre concours fera le reste […] Apprenez qu’il est impossible de dire des femmes, êtres complexes, multiples, délicats, pleins de transformations et d’imprévus de dire : elles sont ceci ou cela ; il est impossible de dire dans l’état actuel de leur éducation , qu’elles ne seront pas autre chose quand on les élèvera différemment ».
Jules Ferry a soutenu pleinement Camille Sée et son projet de loi de 1880. Mais il n’aurait sans doute pas vraiment été surpris par ce qui n’a pas tardé à se produire, bien avant la décision presque un demi-siècle plus tard du ministre Léon Bérard d’aligner finalement l’enseignement secondaire féminin sur le masculin, il y a tout juste un siècle.
La réforme de 1902 qui diversifie les cursus et le baccalauréat dans le secondaire masculin ouvre des voies nouvelles pour l’accès des jeunes filles au baccalauréat. Dans la nouvelle organisation du secondaire masculin de 1902, les sections B, C et D sont désormais accessibles aux jeunes filles au prix de quelques additions au programme de l’enseignement secondaire féminin. Dès 1902, des cours de latin facultatifs sont créés dans quinze lycées en vue de la préparation des jeunes filles au baccalauréat B (latin-langues vivantes).
Finalement, l’administration de l’enseignement public doit admettre en 1908 que les établissements publics peuvent éventuellement préparer les jeunes filles au baccalauréat, En 1912, 430 candidates (sur 693) sont reçues à la première partie du baccalauréat ; 289 (sur 410) à la seconde partie. En février 1913, le Conseil supérieur de l’Instruction publique autorise officiellement les cours de latin à partir de la troisième année du cursus de l’enseignement secondaire féminin. Et il reconnaît aux femmes des droits égaux pour l’accès aux grades universitaires en 1912.
On le voit, comme le pressentait Jules Ferry, « le libre concours fera le reste... ». On assiste de fait à « une longue marche des filles », certes lente (très lente, trop lente), mais à certains égards irrésistible. Avec la loi ‘’Haby’’ de 1975, on franchit un autre cap : tous les établissements scolaires doivent être désormais en principe ‘’mixtes’’. Avec en principe pour le moins implicite l’alignement total de l’enseignement ‘’féminin’’ sur le ‘’masculin’’.
Cela n’allait pourtant pas de soi. Et il y a eu des réticences voire des résistances dont certaines notables et significatives. Ainsi, Eugène Manuel, président du jury de l’agrégation de lettres, au moment même où la troisième République venait d’ouvrir aux jeunes filles la possibilité de faire des études secondaires, mais dans un enseignement secondaire féminin spécifique , pouvait écrire à propos des nouvelles agrégées reçues en 1885 : « elles enseigneront en femmes les doctrines les plus nobles ; elles donneront un sexe aux analyses morales, plus fines et plus ingénieuses ». Charles Lemonnier, membre éminent de la « Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire », s’était déjà prononcé en 1884 dans le même sens : « On a affaire à des tempéraments et à des esprits féminins […]. Qu’on ne demande pas à des jeunes filles d’être professeurs à la façon de nos agrégés ; qu’on fasse pour elles un examen où leur originalité personnelle puisse rester intacte, où il leur soit possible de développer des aptitudes qui ne sont pas les nôtres ».
Il faut prendre en effet la mesure de la prégnance du modèle de la différenciation sexuée des enseignements, même au plus haut niveau, qui tenait alors le haut du pavé. Un seul exemple, tout à fait significatif. En 1907, on n’hésite pas à poser encore le problème suivant au concours de l’agrégation féminine de lettres : « Y a-t-il des enseignements, parmi ceux qui conviennent aux deux sexes, qu’il faille présenter aux jeunes filles autrement qu’aux jeunes hommes et, pour ainsi dire, féminiser ? ». Le commentaire de l’épreuve est assuré par Gabriel Compayré, président du jury , l’un des grands idéologues de l’École de la troisième République « Il s’agissait de savoir quelle orientation il convient de donner aux études féminines, et si la même forme d’instruction convient aux deux sexes comme me pensent les partisans de la co-éducation […]. Les meilleures copies étaient celles où on a montré que l’égalité n’excluait pas toute différence ; que les matières de l’enseignement pouvaient être les mêmes et les formes varier ; qu’il fallait tenir compte des aptitudes physiques ou intellectuelles de la femme, et de sa destination dans la vie, de son rôle familial et social ; et enfin qu’il était possible de ‘’féminiser’’ les études sans les ‘‘efféminer’’. »
Une question qui ne se poserait plus ? En pleine année olympique, quid par exemple des sports devant être pratiqués par les filles à l’École (avec incorporation de certains sports considérés traditionnellement comme ‘’masculins’’) et par les garçons (avec quelle incorporation d’épreuves sportives considérées comme ‘’féminines’’ sous risque d’être qualifiées d’ ’’efféminées’’ ) ?
Claude Lelièvre