Faut-il se résigner à la mise en place de groupes de niveau en français et en mathématiques pour les 6èmes et 5èmes à la rentrée 2024 ? Faut-il accepter que le collège institue et aggrave les fractures scolaire, sociale, culturelle ? Au collège Marcel-Grillard à Bricquebec-en-Cotentin, les enseignant·es se font lanceurs et lanceuses d’alerte à destination des parents d’élèves. Un texte collectif, distribué à la sortie du collège, tente de les informer sur les conséquences du dispositif. Pour saisir ce qui se joue, par-delà l’idéologie du pseudo « bon sens ». Pour défendre l’intérêt de tous les élèves, donc de leurs enfants. Voici le texte de l’appel, que l’équipe enseignante invite à reproduire et diffuser.
« Madame, Monsieur,
Vous avez sans doute pris connaissance des récentes mesures gouvernementales au sujet de l’éducation.
En tant que professionnel(le)s, nous souhaitons vous apporter notre éclairage au sujet d’une de ces décisions en particulier, qui nous paraît très préjudiciable à la scolarité de vos enfants, à savoir celle des groupes de niveaux.
À première vue, ce dispositif semble frappé au coin du bon sens : mettre les élèves “faibles” ensemble, afin de mieux prendre en compte leurs difficultés, et faire en sorte qu’ils ne “ralentissent” pas les autres ; permettre aux “meilleurs” d’exprimer tout leur “potentiel” ; enfin aider les “moyens” à atteindre un meilleur niveau.
En réalité, comme le montrent de nombreuses études, ainsi que des expériences qui se sont déroulées dans les classes, c’est tout le contraire qui se produit :
– Les groupes de niveaux assignent d’emblée les élèves à un prétendu état (faible, moyen, fort), qui, dans les faits, peut se révéler extrêmement variable (tel élève en difficulté à l’écrit en français mais pertinent à l’oral ; tel élève fort en géométrie mais faible en calcul) ; nos enfants sont des êtres humains, pourvus de différentes compétences, elles-mêmes à différents stades ; lorsqu’on décrète et essentialise leurs difficultés, ou leurs réussites, on rend quasi-impossible toute forme de motivation, surtout à dix ans (“On me dit que je suis nul, pourquoi ferais-je des efforts ?” “On me dit que je suis bon, pourquoi ferais-je des efforts ?”).
– On n’apprend pas seulement par le discours du “maître” ou de la “maîtresse” (loin s’en faut) ; on apprend aussi en observant, en copiant, en modélisant, en échouant, en réfléchissant aux moyens de réussir : bref, au contact des autres. Mettre des enfants de même niveau ensemble, c’est casser l’émulation et la différence, qui sont des conditions indispensables au progrès scolaire.
– Les groupes de niveaux vont à l’encontre du projet républicain de l’école, qui n’est pas de trier les élèves et de les mettre en concurrence, mais au contraire, et même si c’est parfois difficile, de créer des collectifs, du vivre ensemble, de la mixité (n’oublions pas qu’il s’agit souvent du seul moment dans leur parcours où ils pourront côtoyer des camarades venus d’un autre milieu). On peut légitimement s’interroger sur cette conception élitiste de l’éducation, qui sépare les “bons” du reste, alors qu’un des objectifs de l’école devrait être plutôt d’apprendre aux meilleurs à aider les autres (on estime souvent que nos enfants manquent d’empathie ; dans ce cas, pourquoi les séparer les uns des autres ?).
– Les élèves porteurs de handicap (dyslexie, autisme, phobie scolaire…), ayant besoin de plus de temps et d’attention, vont-ils devoir se résigner à passer quatre ans dans le groupe des “faibles” ?
– On nous assure que les groupes ne seront pas figés, que les élèves pourront passer facilement de l’un à l’autre : il pourrait donc y avoir par exemple un groupe de “moyens” à quarante, et un groupe de “faibles” à cinq ?
– Enfin, les groupes de niveaux vont totalement perturber les enseignements, entraînant pour les professeur(e)s de lettres et de mathématiques la disparition de la classe, l’impossibilité d’être professeur principal (alors que ce sont les enseignants qui voient le plus les élèves), la fin de la liberté pédagogique, avec obligation de suivre le même programme en même temps, l’impossibilité de travailler en projets motivants, de coopérer avec le reste de l’équipe, d’organiser des sorties, etc.
Ce qui permet à nos enfants de progresser, nous le savons : ce sont des effectifs de classe raisonnables, des projets stimulants, des dispositifs en petits groupes pour proposer une aide ponctuelle (et non durant quatre ans), plus d’AESH pour accompagner les élèves à besoins particuliers, des heures en demi-classe ou en co-intervention (plusieurs professeurs ensemble)…
Pour résumer, il est certain que cette mesure n’améliorera pas du tout les conditions de vie à l’école, ou un prétendu “niveau”, qui en soi ne veut pas dire grand chose, mais qu’elle va au contraire contribuer à désorganiser davantage le fonctionnement des établissements, et augmenter l’anxiété et l’incompréhension chez nos enfants (imaginez : à dix ans, s’entendre dire dès son arrivée au collège qu’on n’a “pas le niveau”…).
Elle est en outre le reflet d’une vision de l’éducation totalement passéiste, qui conçoit les élèves comme de simples boîtes à remplir, et le professeur comme un passeur de savoirs désincarnés, faisant fi de toutes les avancées pédagogiques des cinquante dernières années : compétences, travaux de groupes, nécessité de s’engager dans un projet, apport du numérique, ludification, entraide…
Bref, il nous semblait de notre devoir d’enseignant(e)s de vous informer de cette situation, qui nous paraît dangereuse à bien des égards, en ce qu’elle remet fortement en cause l’école que nous prônons et ses valeurs. »
Dans Le Café pédagogique :
Des professeur.es de français face aux groupes de niveau
Un principal de collège face aux groupes de niveau