Après un petit rappel de l’histoire de l’éducation à l’attention des membres du Conseil Supérieur des Programmes (CSP), Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’éducation nationale honoraire, dévoile l’intention réelle défendue par le CSP dans son avis publié le 30 janvier. « Le CSP organise de fait deux collèges séparés et une orientation figée précocement pour la plupart des élèves en difficulté, dont il n’est pas inutile à ce stade de rappeler qu’il s’agira essentiellement d’enfants des milieux populaires. En mettant à part ces élèves, on pense permettre aux autres de « s’envoler », comme disait le précédent ministre, car ils ne seront plus retardés par leurs camarades en difficulté » écrit-il.
Rectifications historiques
La fin du collège unique serait-elle annoncée par le Conseil supérieur des programmes ? Pour répondre à cette question, il faut lire avec attention l’avis du Conseil supérieur des programmes, non seulement pour voir en creux ce qui n’y figure pas, à savoir les mesures qu’il faudrait mettre en œuvre pour sortir le collège des difficultés qu’il rencontre, mais aussi pour prendre conscience du formidable retour en arrière contenu dans les propositions contenues dans ce texte. Le CSP donne là une sorte de mode d’emploi pour mettre fin au collège unique.
Passons rapidement sur les erreurs ou imprécisions historiques présentes dans cet avis. Les membres du CSP ont manifestement besoin d’un « choc des savoirs » en histoire de l’éducation. Non, Jules Ferry n’a pas rendu « l’école », mais « l’instruction » obligatoire, et certainement pas « jusqu’à onze ans » mais jusqu’à treize ans. Si, « en 1930, l’accès à l’enseignement secondaire est devenu gratuit », ce n’est évidemment pas « à l’initiative de Jean Zay » qui ne deviendra ministre qu’en 1936. Et si c’est bien la loi de juillet 1983 qui fait devenir les collèges et les lycées des « établissements publics locaux », des EPL, le CSP semble oublier que c’est la loi du 25 janvier 1985 et le décret du 30 août 1985 qui ajoutent le E à EPL et qui instaurent les établissements publics locaux d’enseignement (EPLE). Non, l’orientation n’est pas reportée en 1963 « en fin de troisième » puisque, quelques lignes plus loin, le CSP se contredit (à juste titre !) en écrivant que « en fin de cinquième subsistait cependant une orientation en CAP pour les élèves en difficulté ». Comme on le sait, la suppression totale de l’orientation en fin de cinquième n’interviendra qu’en 1994, près de vingt ans après le vote de la loi Haby. Autre imprécision, « Devoirs faits » n’apparaît pas en 2015 mais en 2017.
Une heure en moins au collège pour un « choc des savoirs »?
Venons-en au fond du texte. Il n’est évidemment pas question de nier que trop d’élèves arrivent en difficulté au collège. Le CSP a raison quand il souligne « l’incapacité d’un nombre trop important d’élèves à progresser réellement dans la maîtrise des apprentissages fondamentaux au collège » et que « le système éducatif français figure parmi les systèmes les plus inégalitaires au niveau international ». De même, on ne peut que souscrire à ce constat : « force est de constater que le collège, par son organisation, celle de ses enseignements et la réalité de ses programmes, est plus adapté à la poursuite d’études académiques. De ce fait, l’orientation vers la voie professionnelle, qui pourtant est riche de filières d’excellence, apparaît comme un choix par défaut proposé trop souvent à des élèves en difficulté ». À partir de ce constat, juste au demeurant, on se dit que le CSP va proposer de diversifier les enseignements au collège comme l’ont fait, rappelle le CSP, « les pays du nord de l’Europe », pour sortir de la logique « des pays latins » qui ont préféré centrer la formation « sur les savoirs abstraits ». Les pays du nord ont en effet introduit l’enseignement du travail manuel pour tous les élèves au collège. Cette proposition aurait du sens car malgré le socle commun de connaissances et de compétences de 2005 (devenu en 2013 socle commun de connaissances, de compétences et de culture), il n’a été retenu dans les programmes du collège que les contenus préparant à l’enseignement général du lycée, c’est-à-dire à la poursuite d’études académiques évoquée plus haut par le CSP. On fait ainsi constater à une partie des collégiens, ce qu’ils font d’ailleurs très vite, que le collège qui les accueille n’a pas été pensé pour eux. La suppression à la rentrée 2023 d’une heure de technologie en sixième a été de ce point de vue une très mauvaise idée. On vient d’apprendre que l’heure de soutien en français et mathématiques, mise en place en 2023 au moyen de la suppression de l’heure de technologie, sera abandonnée en 2024. L’heure serait utilisée dans la dotation horaire pour constituer des groupes de niveau. Au passage, les élèves de sixième perdraient une heure de cours (la semaine passerait de 26h à 25h). Les responsables ministériels, dont on se demande pour certains d’entre s’ils ont déjà jamais vu un élève ou un professeur de près, non contents de jouer au bonneteau avec cette heure d’enseignement, viennent donc, tout simplement, de la faire disparaître. Une curieuse manière d’aborder le « choc des savoirs » que de réduire l’horaire d’enseignement….
On cherchera donc vainement dans l’avis du CSP une proposition en accord avec son diagnostic sur l’enseignement actuel au collège « plus adapté à la poursuite d’études académiques ». Bien au contraire, il faut, dit le CSP, « limiter le nombre des activités, projets, journées et parcours divers qui viennent s’ajouter aux enseignements disciplinaires sans augmentation du cadrage horaire global. La priorité donnée aux apprentissages disciplinaires et à l’orientation doit redevenir une réalité ». Tout est dit. Le CSP ne veut pas entendre parler de savoirs et de démarches pédagogiques qui fassent sens pour tous les élèves. Le CSP maintient le cadre des disciplines actuelles qui se disputent les meilleures places pour servir à la sélection sociale. L’accent mis sur la priorité à l’orientation, dont le CSP n’ose pas encore dire qu’elle sera plus précoce, est tout aussi significatif. Au collège de la culture pour tous est ici préféré un collège qui fracture.
Le CSP oublie également de souligner qu’on ne découvre pas les difficultés des élèves à leur arrivée en sixième. C’est aussi en amont que cela se passe et le CSP fait l’impasse sur ce point. L’école primaire a longtemps été, et est encore malgré les efforts engagés depuis 2013, le parent pauvre du budget de l’éducation nationale. Nos classes maternelles et élémentaires ont les effectifs les plus lourds d’Europe, les rythmes scolaires décidés dans l’intérêt des adultes y sont les plus défavorables au monde pour les élèves, les enseignants y sont très mal payés et mal formés. On peut difficilement faire plus mal pour prévenir et traiter les difficultés au bon moment. Et ce sont les élèves qui n’ont que l’école pour s’émanciper qui en payent le prix lourd. Le CSP ne rappelle pas non plus que, comme l’école primaire, le collège n’a jamais constitué une priorité budgétaire pour les différents gouvernements, d’où les effectifs dans les classes des collèges français parmi les plus élevés d’Europe, ce qui ne facilite pas la différenciation pédagogique. Disons les choses : la démocratisation scolaire, réelle dans notre pays depuis 40 ans, s’est effectuée à bas coût pour la scolarité obligatoire et ce sont les enfants des milieux populaires qui en sont aujourd’hui les victimes.
La formation des enseignants
D’autre part, les enseignants de collège font un travail admirable mais on ne les prépare pas assez, tant en formation initiale qu’en formation continue, à la mission d’enseigner au collège à tous les élèves. On ne peut accueillir au collège des élèves différents et hétérogènes qu’en mettant en face de ces élèves des compétences professorales diversifiées et complémentaires. Les enseignants ont certes « besoin d’une compétence disciplinaire solide » comme l’écrit le CSP, mais ce dernier oublie de rappeler que si, selon l’OCDE, les enseignants français ont déjà une formation universitaire plus élevée que la moyenne des autres pays, ce qui est bien, il leur manque surtout une solide formation pédagogique et didactique. Le comble serait donc qu’après avoir omis de préparer les professeurs de collège à prendre toute leur part dans l’accueil de l’hétérogénéité, on fasse sortir aujourd’hui du collège unique les élèves qui ne seraient pas adaptés aux compétences des enseignants qui s’y trouvent. Cette question essentielle n’est pas abordée par le CSP.
Le CSP se défend de vouloir « en finir avec le collège unique » mais il écrit dans le même temps que des propositions « sont valables pour tous les établissements et d’autres qui concernent les établissements volontaires, notamment ceux dont beaucoup d’élèves sont en grande difficulté ». Plutôt que d’entériner le séparatisme scolaire à l’œuvre dans notre pays (dans l’enseignement privé mais aussi public), on pourrait s’attendre à ce que le CSP fasse à ce stade des propositions pour soutenir et amplifier les expérimentations de mixité sociale conduites courageusement depuis 2015 dans plusieurs territoires, mais cette question est absente du texte du CSP. Pourtant, sans « scolariser ensemble », il sera vain espérer construire du « vivre ensemble » et de donner tout son sens à notre pacte républicain.
Certes « s’emparer des marges d’autonomie » est une piste pour libérer les initiatives locales car faire confiance au équipes locales est propice à la réussite de tous. Mais où est la cohérence du CSP sur ce point ? Faut-il le croire quand il déclare que « les collèges doivent s’emparer pleinement des marges de manœuvre dont ils disposent réglementairement au niveau pédagogique et éducatif, et de la possibilité garantie par la loi d’expérimenter des dispositifs innovants » ? Ou quand, quelques lignes plus loin, il bride cette autonomie en proposant de « libérer les heures actuellement dévolues de façon obligatoire aux Enseignements pratiques interdisciplinaires et à l’Accompagnement personnalisé (3 h en classe de 6e, 4 h au cycle 4) afin de permettre la mise en place de tout dispositif de soutien ou d’approfondissement à destination de tout ou partie des élèves, notamment, en français et en mathématiques ». On appréciera l’utilisation du verbe « libérer » : l’accompagnement personnalisé et l’interdisciplinarité, voilà les ennemis à combattre. Les collèges seraient donc autonomes, mais à condition d’utiliser « toutes les marges horaires supplémentaires allouées à l’établissement en ciblant les apprentissages fondamentaux ». Le message en direction des équipes pédagogiques des collèges est clair : on vous demande d’être autonomes mais seulement pour mettre en application les solutions ministérielles.
CPE, gardiens du règlement intérieur?
Plus loin, le texte souligne les difficultés de remplacement des enseignants. On ne peut, là encore, que partager le constat effectué par le CSP s’agissant des criantes inégalités territoriales : « plus les établissements sont en difficulté, moins le temps effectif d’instruction est important. Or, c’est malheureusement là où le temps consacré aux apprentissages est le plus restreint que les besoins des élèves sont les plus importants ». On s’attend alors à ce que le CSP demande un plan d’urgence de recrutements de remplaçants. L’attente est vaine car la solution proposée par le CSP se limite à l’organisation de la formation continue « en dehors du temps scolaire » et au rétablissement de « l’ordre scolaire ». Au passage, le CSP balaie le travail effectué depuis les années 1970, tous gouvernements confondus, pour rapprocher, sans les confondre, les missions des enseignants et conseillers principaux d’éducation. En demandant de recentrer les missions des CPE (mais le CSP connaît-il ces missions ?) sur « le respect du règlement intérieur » (comme si les CPE s’en étaient désintéressés et comme si cela ne concernait pas – aussi – les enseignants), le CSP semble regretter le temps des surveillants généraux.
La fin du collège unique
Enfin, « en s’inspirant notamment des propositions de certaines organisations syndicales » (une seule en réalité, nommée en note de bas de page dans l’avis du CSP), le CSP propose de « nouvelles organisations des enseignements en français et en mathématiques ». Il s’agit, l’avis a le mérite d’être clair sur ce point car c’est sans doute le cœur de ce qui est visé en réalité, de mettre en place une séparation de fait des élèves pour le français et les mathématiques, mais pas seulement : « Des parcours d’apprentissage séparés, dans ces deux disciplines, sont proposés aux élèves de la classe : un « parcours des fondamentaux » consacré aux élèves en difficulté, et un « parcours des approfondissements », concernant les autres élèves. Pour les autres disciplines, les élèves pourront se retrouver en groupes hétérogènes ou demeurer en groupes homogènes ». Pour les autres disciplines, on appréciera l’utilisation du verbe « pourront ». Le retour en groupes hétérogènes n’est pas systématique. En préconisant « un fléchage des différentes parties des programmes de français et de mathématiques, de façon à identifier les contenus fondamentaux (qui doivent être maîtrisés par tous les élèves) et les contenus d’approfondissement supplémentaires (qui supposent la maîtrise des contenus fondamentaux) » et en précisant plus loin que les élèves « n’ayant pas pu accéder au parcours des approfondissements au cours de leur année de 3e ont la possibilité de poursuivre leurs études en lycée professionnel, si cela correspond effectivement à leurs aspirations, ou de suivre une année supplémentaire au collège, année dite de transition », le CSP organise de fait deux collèges séparés et une orientation figée précocement pour la plupart des élèves en difficulté, dont il n’est pas inutile à ce stade de rappeler qu’il s’agira essentiellement d’enfants des milieux populaires. En mettant à part ces élèves, on pense permettre aux autres de « s’envoler », comme disait le précédent ministre, car ils ne seront plus retardés par leurs camarades en difficulté. Et on rassure les parents des élèves qui vont bien, ces Français qui, si on entend l’ancien ministre, « payent des impôts » et qui « veulent un retour sur investissement ». Le « retour sur investissement » impliquerait donc l’aggravation du séparatisme scolaire déjà à l’œuvre dans notre école ?
Nous suggérons au CSP de travailler à un autre avis qui permettrait de proposer des pistes pour mieux payer les enseignants, mieux les former, baisser les effectifs dans les classes en primaire comme au collège, travailler à des contenus d’enseignement qui fassent sens pour tous les élèves, engager une politique volontariste de mixité sociale, mieux accompagner socialement et médicalement les élèves, augmenter les bourses et les fonds sociaux : ce sont ces mesures-là qu’il faudrait prendre ou développer en priorité, plutôt que d’éjecter les élèves des milieux populaires du tronc commun de formation en les scolarisant à part.
Les élèves qui arrivent en difficulté au collège ne sont pas responsables des dysfonctionnements du système. Il ne faudrait pas qu’ils soient les victimes de la « bataille du niveau » qui est annoncée. Si on ne se paye pas de mots avec le « vivre ensemble », alors il faut scolariser ensemble le temps de la scolarité obligatoire qui doit rester le temps du commun entre les futurs citoyens. Ce n’est certainement pas le moment de restaurer un ordre ancien.
Jean-Paul Delahaye
Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire.