« Enseigner n’est pas un acte par lequel le maître se distancie mais un acte qui vise à réduire les éloignements de tous types : social, intellectuel, culturel, moral » écrit Laurence De Cock dans cette tribune où elle revient sur les meurtres de Samuel Paty et de Dominique Bernard. L’occasion pour l’historienne d’interroger « la nature du lien qui unit l’enseignant à ses élèves ainsi que les conditions nécessaires pour que ce lien permette de faire école ».
Un premier procès s’est ouvert la semaine dernière sur le meurtre de Samuel Paty ; celui des collégiens accusés de diverses formes de complicités. À cette occasion, une dizaine d’enseignants du collège du Bois d’Aulne à Conflans-sainte-Honorine se sont portés partie civile pour pouvoir assister au procès qui se déroule en huis clos. Leur argument tient en quelques mots : « nous avons besoin de comprendre comment ils en sont arrivés là« , ajoutant : » on leur a fait cours à ces élèves. Si la confiance n’existe pas, on ne peut pas enseigner« .
Dans le documentaire sur le même collège intitulé « le collège de monsieur Paty », une séquence est particulièrement émouvante. Assise autour d’une table, quelques copines dissertent sur l’après-attentat. Elles décrivent leurs enseignants bouleversés et fondant en larmes régulièrement. Ça leur faisait tout drôle, quelque-chose clochait « Après le 16 octobre c’est plus devenu notre collège, c’est devenu quelque-chose d’autre. Quelque-chose on ne sait pas quoi mais il y a quelque-chose qui a changé, mais qui a trop changé » raconte l’une d’elle.
À Arras, le professeur d’EPS qui tente de s’interposer a ces mots envers son ancien élève : « Que se passe-t-il Mohamed ? Je ne te reconnais plus« .
Chacune à leur manière, ces trois paroles interrogent la nature du lien qui unit l’enseignant à ses élèves ainsi que les conditions nécessaires pour que ce lien permette de faire école. Ces mots révèlent pour commencer qu’il n’y a pas d’horizontalité dans la relation, peut-être au grand dam des groupies du célèbre ouvrage de Jacques Rancière, Le maître ignorant. Pour Rancière en effet, il y a une stricte équivalence des savoirs entre enseignant et apprenant et donc une égalité de conditions entre le maître et son élève. Il s’appuie sur les théories de Joseph Jacotot, enseignant du XIXème siècle qui aurait réussi à enseigner le français à des étudiants dont il ne comprend pas la langue simplement en les aiguillant à partir d’une édition bilingue. Rancière en appelle alors à l’abolition de la domination du maître qui est au fondement de son « autorité ». Dans son modèle, le rôle du maître est de faire prendre conscience à l’élève qu’il est capable d’apprendre sans lui.
Naturellement l’hypothèse est séduisante au regard de l’appétit de pouvoir socialement répandu, auquel tous les enseignants n’échappent pas. Elle permet d’éreinter la posture du maître tout puissant et celle des savoirs naturellement émancipateurs sans geste pédagogique. Mais ce désir d’horizontalité est trompeur. C’est en substance ce que suggèrent ces jeunes collégiennes qui ont le sentiment d’être ailleurs qu’à l’école dès lors que leurs profs craquent sous leurs yeux. Ce « quelque-chose qui a trop changé » vient faire écran à la possibilité d’apprendre normalement.
En revanche, la pensée de Rancière, au côté d’autres pédagogues, est salutaire en ceci qu’elle a contribué à ancrer la conviction de l’éducabilité de tous les enfants, ce que reprend le slogan du GFEN (groupe français d’éducation nouvelle) : Toutes et tous capables ! C’est un postulat qu’il faut aujourd’hui continuer de rappeler insatiablement dans un contexte de réformes allant plus volontiers dans le sens du tri social à savoir du « chacun sa place« . À leur manière, les enseignants du collège du Bois d’Aulne affirment leur attachement au « toutes et tous capables« . Pour que cette éducabilité soit possible, il faut un lien reposant sur la confiance. Or l’implication de quelques-uns de leurs élèves dans les évènements qui ont mené au crime a brisé cette confiance. Dès lors, les enseignants savent qu’il n’est plus possible que le lien opère. C’est ceci qu’ils viennent chercher dans le procès, leur raison d’être, c’est à dire la possibilité de continuer à enseigner en réparant le lien.
Cette réparation du lien est aussi ce qu’a tenté in extremis l’enseignant face au tueur d’Arras, tout comme Dominique Bernard l’avait sans doute fait quelques minutes avant. C’est l’élève et non l’individu que son ancien professeur d’EPS ne reconnaît pas, et c’est à lui qu’il dit en substance : « Tu es dans ton école Mohamed, retrouve l’élève derrière le tueur ». C’est un geste puissant qui manifeste la croyance que l’école peut changer, voire sauver des vies.
Ni horizontalité donc, ni verticalité de surplomb ; quelles sont alors les formes et directions qui caractérisent le lien pédagogique ? En mai 1933 dans l’Éducateur prolétarien, la revue de son réseau, Célestin Freinet écrivait : « Nous ne formons pas l’enfant : nous mettons à sa disposition le maximum d’éléments, le maximum d’outils, le maximum de possibilité pour que, partant de ce qu’il est, dans son milieu, il parvienne à l’épanouissement individuel et social dont il est susceptible. […] Le devoir des pédagogues n’est pas de plaire aux puissants du jour ; notre tâche est autre, on nous l’a toujours affirmé : elle est de former des citoyens conscients. Eh ben ! Nous prenons simplement notre rôle au sérieux« .
Freinet pose ici les fondements du métier. Enseigner n’est pas un acte par lequel le maître se distancie mais un acte qui vise à réduire les éloignements de tous types : social, intellectuel, culturel, moral. Comme l’a aussi théorisé le pédagogue Paulo Freire, il s’agit d’une situation dialogique qui engage chacun des membres. On peut parler d’égalité des positions, mais dans le cadre de la relation, car la qualité du dialogue – donc de l’apprentissage – dépend du respect de chacun de la place qu’il occupe dans le dispositif. Égalité des positions, asymétrie des fonctions. Le moindre déplacement suffit à casser ce fragile équilibre, ce que s’évertuent à faire la plupart des réformes éducatives dont découlent les classes surpeuplées, l’absence de formation des enseignants, la capolarisation des enseignants et des élèves etc. C’est aussi ce que provoque la mise sous surveillance des enseignants par des parents faussement « vigilants » mais vraiment fascistes qui cherchent à court-circuiter la relation pédagogique car ils ont tout intérêt à ce que ce lien disparaisse tant le propre du fascisme est de perpétuer les hiérarchies et les inégalités en luttant contre les entraves à l’ordre naturel.
Ce n’est pas un mince défi que de résister sur tous ces fronts contre la brisure organisée des liens.
Laurence De Cock