« C’est la nouvelle tendance dans le monde de l’entreprise : pour manager une équipe, il faut instaurer de la confiance et chercher le consentement plutôt que d’imposer des décisions par la coercition » écrit Laurence De Cock. Pourtant, les enseignants et enseignantes résistent à cette tendance, ils résistent « face à cette transposition des méthodes entrepreneuriales dans le service public d’éducation ». Dans cette tribune, Laurence De Cock nous livre son analyse en mettant en exergue les méfaits de ce nouveau management.
C’est la nouvelle tendance dans le monde de l’entreprise : pour manager une équipe, il faut instaurer de la confiance et chercher le consentement plutôt que d’imposer des décisions par la coercition. Il s’agit de « mettre l’humain au cœur des transformations de l’entreprise » comme l’indique le livre de Claude Chrétien recensé en Une de l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) où sont formés tous les cadres de l’éducation nationale, et ainsi de bâtir une confiance « raisonnée, raisonnable, offerte » pour favoriser l’épanouissement.
Cette recension s’inscrit dans un ensemble de plus d’une centaine de contenus formatifs liés au management, notamment au management dit « humain ». Le site fourmille ainsi de fiches d’accompagnement des cadres souhaitant approfondir leurs compétences en « management situationnel« , « management de la communication interne » ou encore réfléchir aux liens entre management, sens DU travail, sens AU travail, reconnaissance au travail etc. Il y est même suggéré de s’inspirer du Care, de l’intelligence émotionnelle ou encore du « leadership spirituel« . Autant dire qu’en théorie il n’y a aucune raison de douter que priorité est donnée au bien-être au travail.
Pourtant, dans son livre, Claude Chrétien regrette les réticences qui existent dans le système éducatif, surtout à l’échelle des enseignants, face à cette transposition des méthodes entrepreneuriales dans le service public d’éducation.
Ingratitude emblématique de l’inertie du mammouth ou lucidité ?
Mercredi 15 novembre, une enseignante de l’école Victor Hugo de Graulhet dans le Tarn a fait un malaise à l’issue d’un entretien décrit dans le communiqué syndical du FSU-SNUipp comme « d’une dureté assez rare et extrêmement éprouvant ». Reçue pendant 1h30, lors de son moment de pause du mercredi après-midi par l’ensemble des chefs (DSDEN, DASEN, IEN) de l’administration, notre collègue s’est effondrée au pied des marches. On a beau chercher, on voit mal quelles charges peuvent mener à un tel rituel de maltraitance.
De même saisit-on aussi difficilement comment une inspectrice de l’Éducation nationale en Normandie peut se voir accusée d’être responsable d’un « mal-être généralisé » par plusieurs parents d’élèves et enseignants au point que l’une d’entre eux témoigne s’être « transformée en fantôme » au contact de cette inspectrice. Autre exemple, dans le Calvados, l’ancien DASEN avait fait circuler un PowerPoint de 14 diapositives, de type bestiaire associant les inspecteurs à des chiens où on pouvait lire : « un chien qu’est d’gauche. Alors, lui, faut pas l’approcher. Il est fourbe, il chique tout ce qui se présente et on a beau lui mettre des roustes, il va toujours y revenir, une vraie purge ! ».
Cas isolés ou fonctionnement systémique ? Sur le site de l’IH2EF, on ne trouve guère de diagnostic sur ces situations de mépris, humiliations, harcèlements ou sévices. Pour cause, la seule grille de lecture admise est celle de la modernisation d’un service public bureaucrate et engoncé dans ses pesanteurs ; une administration ringarde alourdie par un imaginaire dépassé qu’il est urgent de réformer pour plus d' »agilité » afin d’améliorer ses performances.
Le 21 septembre 2019, Christine Renon, directrice de l’école maternelle de Pantin se suicidait sur son lieu de travail en laissant une lettre où elle décrivait longuement sa charge incessante de travail ainsi que sa solitude face aux difficultés. Elle la signait « une directrice épuisée« . Elle aussi s’était transformée en fantôme. Christine Renon n’est pas la seule à avoir mis fin à ses jours : Frédéric Boulé, Laurent Gatier, Jean Willot et sans doute beaucoup d’autres n’ont pas vu d’autre issue.
À tous les échelons, la maltraitance issue du New public management humain, bienveillant, généreux, accueillant, charitable, éthique et surtout dégoulinant d’hypocrisie fabrique de la souffrance et tue à petit feu.
Tout ceci est fort documenté depuis longtemps mais la situation s’aggrave et devient alarmante. L’accélération vertigineuse de la néolibéralisation repose sur une soif insatiable de données pour modéliser et quantifier l’efficacité de l’enseignement. Ce faisant, elle percute une culture professionnelle qui revendique sa propre expertise et sait que son métier ne peut répondre à une logique de rendement ou de la productivité. La relation pédagogique repose sur un suivi individuel (l’élève) et collectif (la classe). La seule mesure pertinente est celle des progrès. La demande institutionnelle ne peut donc que renforcer un sentiment d’impuissance en exigeant l’absurde ou l’impossible. C’est une caporalisation perverse qui ne peut passer que par la brutalité.
Jamais en retard d’une contradiction, l’Institution réussit donc l’exploit d’endosser d’un côté la cape de la mièvrerie managériale pour former ses cadres au monde des Bisounours tandis qu’elle mobilise de l’autre côté l’arsenal répressif pour maintenir ses troupe au front. Il n’est pas certain que tout cela soit tenable très longtemps. La crise de recrutement se comprend aussi à l’aune de ce contexte ; la prochaine étape sera-t-elle celle des mutineries ?
Laurence De Cock