Claire Lommé, enseignante coordinatrice ULIS témoigne de la réalité du métier dans sa chronique bi-mensuelle. Aujourd’hui, elle partage avec les lecteurs et lectrices le moment où ses élèves débattent – pour de vrai !
Lundi, nous avons travaillé sur un « Ça s’est passé ce jour-là ». J’utilise les contenus partagés sur l’excellent site La classe de M@llory, sous la forme de fiches très bien faites : les thèmes sont variés, le propos clair et concis. J’en ai choisi une par semaine, pour la période 2, pour organiser des débats avec les élèves du dispositif ULIS que je coordonne. Je vise plusieurs objectifs : développer la capacité à argumenter, développer l’oral, apprendre à écouter autrui, accepter l’altérité et se doter de repères historiques. La semaine dernière, nous avons travaillé autour du 11 novembre 1918, avec comme question : « Est-il important de se souvenir des guerres passées ? ». Pour les élèves, c’était clairement oui, mais pas forcément pour les mêmes raisons.
L’événement que j’avais choisi cette semaine était la prise de Cuzco par les Espagnols, le 15 novembre 1533. Il y avait beaucoup, beaucoup à dire : lorsque Francisco Pizarro arrive avec ses troupes sur la capitale de l’Empire inca, tout est détruit, l’or pillé, y compris dans les sépultures. Avant tout, il a fallu parler des Incas : mes élèves ignoraient qui sont les Incas, à l’exception de l’un d’eux, qui nous a expliqué que « les Incas ils étaient au Mexique et ils avaient des pyramides bizarres en escalier, pas comme en Égypte, et ils sacrifiaient des gens mais on sait pas pourquoi ».
Bon, voilà de quoi débuter.
Après avoir présenté les Incas, nous avons explicité la fiche qui présente le fait historique : « la ville est mise à sac » (C’est quoi cette histoire de sac ???), les « souverains », « sépulture », « profaner », « la capitale n’est plus » (Elle n’est plus quoi ? Ou alors elle est plus qu’un autre truc ?), autant de mots ou d’expressions qui ne sont pas explicites.
Ensuite, nous avons placé la vignette de cet événement sur les affiches de nos périodes historiques. Là, pas d’hésitation, pas d’erreur : c’est l’époque moderne. Pourquoi ? « Parce que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, sauf que bon, elle avait déjà été découverte, l’Amérique, madame, vos périodes elles sont mal faites ». Je pense que chaque semaine cet élève me dira la même chose. Chaque semaine je lui rappellerai que ce ne sont pas « mes » périodes, et que définir des périodes n’est pas chose facile.
Est venu le temps d’énoncer la question du jour : peut-on tout faire quand on est le plus fort ?
La semaine précédente, j’avais donné aux élèves des arguments écrits et plastifiés, sur des bandes de papier. Ils devaient les catégoriser : je suis d’accord ou je ne suis pas d’accord, en étant capable de s’expliquer. Une moitié des élèves avait mis dans la même catégorie des arguments partiellement ou totalement contradictoires, comme ceux-là :
Cette fois, j’ai donc veillé à ce que cela ne se reproduise pas : nous avons lu les arguments et les élèves, plutôt que de catégoriser physiquement en deux tas d’arguments, ont coché « je suis d’accord » ou « je ne suis pas d’accord ». La semaine prochaine, je devrai travailler avec eux que non, quand on n’a pas compris une affirmation, on ne coche pas au hasard mais on ne répond pas.
Puis c’était le moment du débat et de la synthèse. Et là, il s’est passé un truc. Alors que j’avais l’impression de piétiner un peu, sur le fait de faire trouver et formuler des arguments aux élèves, aujourd’hui, ils ont débattu pour de vrai. Et dès le début ! Sur le premier argument, par exemple, un élève avait coché « je suis d’accord ». J’ai proposé d’en débattre, et un élève a pris la parole : « C’est parce que ça dépend ce que ça veut dire, être le plus fort. Tu peux être le plus fort à un truc, et pas à un autre. Du coup tu peux être le plus fort à un truc, c’est pas pour ça que tu crains rien ». Un autre a répondu : « Bah comme quoi, genre exemple ? » ; « Chais pas, a dit le premier ». Mais un troisième est intervenu : « Nan mais tu vois, les tyrannosaures… C’était les plus forts, ils faisaient ce qu’ils voulaient et tout, et puis bam, astéroïde, hé bin ils font plus les malins, ils étaient les plus forts et ils sont morts ! » ; encore un autre élève a renchéri : « Oui, ou des gens qui font des trucs méchants, ils sont les plus forts sur le coup, personne peut les arrêter, mais après ils sont en prison ou morts, comme dans les attentats où ils parlaient à la télé, là. » Et une élève a conclu : « Madame, c’est pas ça, des contre-exemples ? Ils disent pas des contre-exemples, là ? »
Silence dans la salle… « Heu, ça veut dire quoi déjà ? C’est pas un argument, du coup ? », s’est inquiété un élève. « Si si », a rétorqué un autre, « juste c’est un argument contre, t’as mis que non ». « Ah, ouf ».
Nous avançons, donc. Mais c’est curieux comme c’est par à-coups. La maturation prend un temps fou, et puis un beau jour (ah ça oui, il était beau, du coup, ce jour !), hop, on s’aperçoit que du chemin a été fait. Cela montre bien comme l’enseignement prend sens sur le temps moyen ou long. Et au bout de presque trente ans, c’est toujours aussi mystérieux, dans le fond. Je sais que certains ingrédients sont indispensables : avoir recueilli des savoirs, travaillé son sujet, pensé la pédagogie, la didactique de ou des disciplines engagées, réfléchi au matériel dans le fond, dans la forme, au rythme de la séance, aux objectifs visés, à l’activité recherchée côté élèves, à sa programmation dans la progression, aux mots même qu’on va employer, aux écueils qui pourraient se présenter, à la forme et au contenu de la trace d’institutionnalisation, etc. Et pourtant, tout cela, le jour J, demeure imprévisible. Au moins, on ne risque pas de s’ennuyer !
Claire Lommé