Samah Karaki est neuroscientifique. Son dernier livre, « le talent est une fiction » qu’elle a présenté lors d’une conférence à l’Université d’Automne de la FSU-SNUipp, vient bouleverser le mythe du mérite, du « quand on veut, on peut ». La chercheuse vient valider les approches sociologiques, fait assez rare pour une neuroscientifique. Si elle ne s’en défend pas, elle tempère. Son approche, explique-t-elle, est multidimensionnelle. Elle intègre les perspectives biologiques, anthropologiques, historiques et sociologiques. Samah Karaki répond aux questions du Café pédagogique.
Votre dernier livre a pour titre : Le talent est une fiction. Vous être neuroscientifique, c’est assez étonnant. Il n’y aurait pas de vérité scientifique derrière le talent?
Dans mon livre, je défends qu’une grande partie de ce que l’on met derrière l’idée de talent inné, de bon effort ou de bonne attitude mentale est probablement au moins en partie le résultat d’un accès différentiel à des formes de capital culturel et social ainsi que le reflet d’une éducation plutôt que de dispositions uniquement personnelles.
Nos choix, nos décisions, nos motivations impliquent un très grand ensemble de variables dynamiques dont les approches neuroscientifiques standards ne parviennent pas encore à saisir la riche interdépendance.
Les neurosciences concernent l’étude du fonctionnement du cerveau, de son unité de base – le neurone unique – aux réseaux neuronaux complexes, elles visent ainsi à amener une preuve biologique aux processus psychologiques. Je reconnais pleinement le rôle crucial que joue cette discipline sur l’avancement des connaissances, mais détacher les talents individuels du contexte dans lequel ils s’inscrivent entrave notre capacité à comprendre les causes de ces phénomènes. Ce réductionnisme biologique disqualifie la démarche des biologistes qui cherchent à expliquer les comportements sociaux en les réduisant à des niveaux biologiques ou psychologiques, comme le fait de réduire le talent au niveau de zones et de circuits cérébraux. Les capacités individuelles aident probablement les gens à aller de l’avant, mais à elles seules, ces caractéristiques ne suffisent pas à expliquer les talents. C’est plutôt la combinaison de ces facteurs et des facteurs structurels qui fait la différence. On ne peut pas faire de raccourci dans la trajectoire non linéaire allant des neurones à la psychologie, la cognition, la perception et le comportement humain.
Mais alors comment définiriez-vous l’intelligence ?
L’intelligence n’est pas un trait monolithique unique et immuable comme les descriptions classiques de la taille ou la couleur des yeux mais un ensemble de traits complexes. Alfred Binet, qui a inventé les tests de QI en 1904, savait que l’intelligence était trop complexe pour être exprimée en un seul chiffre. Binet a été en effet missionné par le ministère de l’Éducation pour trouver le moyen d’identifier les élèves qui ont besoin d’un enseignement spécialisé pour les accompagner au mieux et non pour les exclure. Le test a donc été pensé à une époque où l’intelligence n’était pas encore vue comme un phénomène complexe et multiple. A une époque où on n’avait pas encore observé, grâce aux neurosciences, la capacité du cerveau à être modifié et façonné par toutes les expériences de la vie. Ce qui m’amène à mon deuxième point. L’intelligence change au cours de la vie. Dans les années 90, le chercheur Néo-Zélandais Jim Flynn a découvert que Chaque décennie, les scores moyens de QI ont augmenté d’environ 3 points. Sur le XXe siècle, cela représente environ 30 points. C’est énorme. Pourtant, personne ne peut prétendre que nous avons évolué génétiquement en quelque générations. Ce qui s’est produit en 100 , c’est que nous sommes devenus plus exposés à la logique abstraite, la forme d’intelligence que les tests de QI mesurent. Mais encore il faut savoir de quelle intelligence on parle.
Dans notre société moderne, L’Occident définit la réussite scolaire en termes de vitesse et de précision des compétences cognitives, le type de capacité abstraite de traitement de l’information mesurée par les tests de QI. Toutefois, la façon dont nous jugeons l’intelligence est historique et culturelle. La flexibilité mentale, la capacité à douter et à penser contre soi, sont autant des fonctions exécutives cruciales qui peuvent être valorisées et ne sont pas prises en compte dans les tests contemporains de mesure de l’intelligence.
Réviser nos perceptions de l’intelligence ne constitue pas un appel naïf à abandonner tous les efforts pour comprendre l’interaction de notre biologie avec nos comportements. Il s’agit plutôt d’un appel à créer des opportunités adaptées à la complexité de l’humain, complexité qui écrase nos tentatives de diagnostic et de classement.
Ainsi tout le monde part sur un pied d’égalité, l’adage du « si on veut on peut » est donc vrai ?
Il ne s’agit pas ici d’affirmations dogmatiques selon lesquelles tout le monde est capable de toutes les réalisations. L’expérience intime des individus vis‐à‐vis du monde, les besoins et les préférences singulières ne peuvent être évacués au même titre que le déterminisme biologique. Les trajectoires humaines sont ainsi une interaction entre les aptitudes initiales, l’environnement et l’expérience intime. On peut accepter que le récit du talent tel que nous l’entendons aujourd’hui soit une fiction, mais qu’il est également tout aussi faux de supposer que tout le monde peut exceller dans n’importe quoi, surtout en l’absence des facteurs et déterminants multiples que l’ouvrage analyse. J’invite néanmoins à détourner notre attention de l’obsession du dépistage précoce et de la présélection dans une quête de la douance vers un questionnement des processus et dispositifs collectifs d’apprentissage et vers la création d’opportunités adaptées à la diversité des perspectives et à la singularité des expériences des individus. En questionnant ces dispositifs, nous fournirions les moyens pour que chaque individu puisse réaliser son potentiel. C’est donc les moyens d’abord. Et quand on a les moyens, quand on peut, qu’on peut activer la volonté. C’est comme le dit Chantal Jaquet: Quand on peut, on veut.
Votre propos est assez rare finalement. Vous faites se rencontrer la sociologie et les neurosciences, je dirais même que vous faite valider la sociologie par les sciences dures. C’est exact?
Les disciplines académiques usent souvent de manières différentes pour donner un sens au monde. Parfois, il est tentant pour les scientifiques de certains domaines de supposer que leurs disciplines sont maîtresses, offrant un aperçu plus privilégié que tous les autres types de connaissances, capables de percevoir ce que les autres approches ne peuvent pas percevoir. C’est particulièrement présent entre des disciplines proches ou imbriquées dans leurs objets où on constate non seulement des concurrences mais des aversions mutuelles, comme celles de la biologie et de la sociologie.
L’une des missions les plus précieuses des sciences sociales a été de contrer le réductionnisme biologique et d’analyser les contextes socio-culturels qui conditionnent les trajectoires des individus. Je m’aligne avec ces efforts-là. Cependant, il est parfois tentant de basculer dans un extrême inverse : le déterminisme social, dans lequel chaque personne est considérée comme une page vierge sur laquelle tout peut être écrit par des processus culturels ou sociaux. Ici, les individus n’exercent aucune influence ou responsabilité sur leurs actions ou leur caractère et ne sont que des produits de forces sociales et culturelles plus larges. Si nous voulons corriger ces formes de réductionnisme, il est essentiel d’adopter une approche multidisciplinaire en intégrant les perspectives des domaines biologiques et des domaines de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie. Ce livre s’inscrit dans cette démarche.
Quel rôle peuvent jouer les enseignants pour aider leurs élèves les plus éloignés de l’école, ceux dont les compétences n’arrivent pas à se convertir en compétences scolaires?
Les perceptions des enseignants envers leurs élèves et en particulier leurs croyances implicites sur l’intelligence semblent en partie façonner puissamment leurs propres comportements et interactions avec ces élèves.
On peut penser que les enseignants qui ont des perceptions rigides du talent sont plus susceptibles de développer des attentes rigides, étant davantage portés à croire que le niveau général de l’élève changera peu. De plus, cette croyance peut également les amener à estimer « ne pas contrôler » la destinée des élèves – en particulier les plus faibles, qui ne serait après tout qu’une histoire de dons. Quand ils estiment que les habiletés peuvent s’accumuler à travers les différentes expériences, ils seront plus susceptibles d’ajuster leurs attentes en fonction des performances manifestées par les élèves. Le traitement différentiel entre les bons et les moins bons sera donc moins probable. La compréhension qu’ont les enseignants de la nature de l’intelligence influence ainsi le processus d’enseignement et leurs pratiques en classe en général. La pédagogie centrée sur les processus implique la promotion d’une orientation de maîtrise, où les progrès et les objectifs d’apprentissage sont mis en avant et les performances ou les réalisations ne sont pas jugées pertinentes. Les étudiants ne sont pas encouragés à rivaliser et à comparer leurs réalisations avec d’autres étudiants, mais plutôt à analyser leurs propres progrès et apprentissages.
Ainsi le travail de l’enseignant devient soutenir les processus individuels de l’élève. C’est un travail qui reconnaît que le cocktail individuel de processus psychologiques, de facteurs contextuels et de stratégies d’apprentissage influence l’élève. Le focus n’est plus de dépister les talents mais d’identifier les obstacles à l’apprentissage et d’aider les élèves à les surmonter.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda