Nora Nafaa, David Giband, Kevin Mary et Aurélie Delage, chercheurs en géographie signent ensemble « Géographie de l’éducation ». Un livre qui éclaire sur la place de l’école dans l’organisation spatiale des sociétés. Ils décrivent une École fermée, pilotée par le « haut » et inégalitaire. Ils répondent aux questions du Café pédagogique.
Qu’est-ce que la géographie de l’éducation?
Aurélie : L’éducation, est tout autour de nous : nous avons tous une expérience intime de l’école, dans notre quartier, notre village ou plus loin. En faire la géographie, c’est étudier l’inscription spatiale des phénomènes éducatifs, c’est-à-dire leur localisation, comment ils interagissent avec d’autres lieux, et comment ils évoluent dans le temps, en reprenant les trois formes élémentaires de la géographie que sont le point – localisation des écoles, de leurs quartiers…, l’aire – périmètres de la carte scolaire, bassins de recrutement et le trait – mobilités, liens entre les acteurs. Cette inscription spatiale de l’éducation s’inscrit aussi dans la société au travers de mécanismes de différenciation socio-spatiale – polarisation, gentrification, ségrégation, qui eux-mêmes s’inscrivent dans des processus économiques, sociaux, politiques, et psychologiques.
David : L’éducation s’est fortement mondialisée ces dernières décennies et recouvre des logiques économiques – privatisation, mise en concurrence – et sociales – mobilités des étudiants, enseignants – lisibles à différentes échelles – planétaire, continentale, nationale, locale. L’éducation qui est désormais un enjeu sociétal d’importance s’inscrit au cœur des rapports entre une société et son territoire. Les géographes vont regarder ces territoires de l’école – souvent à l’échelle de l’espace de vie : quartier, commune, dans ses nombreuses acceptions – territoire administré, régulé, vécu, d’entre-soi ou bien ségrégué, mais aussi représenté.
Kevin : Les autres disciplines qui ont fait de l’éducation l’un de leurs objets centraux, comme la sociologie ou l’économie, ne voient souvent l’espace que comme un contexte à évoquer alors qu’aujourd’hui les territoires apparaissent structurés par la présence d’écoles, de lycées ou d’universités. L’éducation constitue un outil d’attractivité : pour les quartiers, les villes mais aussi les régions délaissées. Les aménités éducatives agissent aussi sur l’espace : dans les pays des Nords, le choix de résidence dépend désormais grandement de la qualité des établissements scolaires et des possibilités de circuits de scolarisation qu’un territoire va offrir. C’est le cas notamment aux États-Unis où le classement des écoles est indiqué directement dans les annonces immobilières. Les universités peuvent aussi engendrer la gentrification des quartiers qui l’avoisinent.
L’école que les discours politiques affichent comme devant être un lieu ouvert sur le territoire est loin de l’être. Quelles conséquences sur l’école et le territoire?
Nora : En France, il est vrai que l’école est pensée comme un lieu fermé. Nous avons tous en tête l’image de la cour de récréation de nos écoles enserrées de murs ou de grillages, qui empêchent les élèves d’en sortir comme les adultes de l’extérieur d’y entrer. Cette fermeture s’est d’ailleurs accrue ces dernières années pour des raisons de sécurité, quand des écoles ont été la cible d’attentats. C’est aussi une fermeture administrative et institutionnelle, dans le sens où toutes les entrées et sorties sont soumises à autorisation, ce qui rend parfois certains projets politiques difficiles à mener, notamment dans le cadre d’activités censées ouvrir l’école sur leur territoire.
David : Les rapports entre l’école et son territoire sont complexes et dépendent aussi des contextes. Dans les zones rurales, « l’effet fermeture » est moindre. L’école est souvent le dernier service public, et élus comme habitants attachent une grande importance à l’articulation de la vie de l’école à celle du territoire. Le constat français n’est pas valable partout. Dans les pays scandinaves l’école est plus ouverte, comme infrastructure – bâtiment, campus – mais aussi comme institution. Les parents et les élèves y participent davantage à la vie et à la gouvernance de l’établissement. La démocratie scolaire y est plus effective qu’en France où l’on continue à « convoquer » les parents plutôt qu’à les inviter à la discussion. Parfois, cela va assez loin comme aux États-Unis où les associations de parents d’élèves pèsent fortement dans les conseils d’administration des écoles. Les conséquences ne sont pas neutres. Cela peut conduire à des formes soit d’investissement parental – et plus largement du quartier, de la communauté – bénéfiques à l’établissement – parents qui s’investissent dans la gestion de la bibliothèque, dans le tutorat, soit à des formes de colonisation scolaire des écoles – des parents omniprésents dans la vie quotidienne : kermesse, sorties, et dans les instances de pilotage et de gouvernance. Dans les quartiers gentrifiés des villes étasuniennes par exemple, la colonisation de l’école par les parents les plus dotés en capital – financier, culturel, etc.- produit des formes d’entre-soi excluant les moins dotés – minorité, foyers modestes. La gentrification de l’école est souvent le prélude à celle du quartier.
L’exemple des cités éducatives, dispositif censé ouvrir l’école sur son territoire, fait l’objet d’un pilotage par le haut. En quoi est-ce paradoxal?
David : Les cités éducatives ont été pensées pour favoriser la mise en place de « la grande alliance éducative » dans laquelle l’éducation d’un enfant/adolescent nécessite de mobiliser au-delà des équipes pédagogiques et d’embarquer plus fortement parents, associations de quartier, travailleurs sociaux, entreprises, etc. Loin de fonctionner sur un mode horizontal et pleinement partenarial, la gouvernance et le fonctionnement des CE dépendent d’une structure verticale : la « troïka », composée des représentants des services déconcentrés de l’éducation nationale, DSDEN, de la préfecture, et de collectivités locales. Cette troïka administre, pilote, gouverne et décide. Les autres acteurs sont moins vus comme des acteurs à part entière de l’alliance éducative que comme, au mieux, des partenaires, au pire des prestataires de service. Après trois ans d’existence, les choses évoluent et de nombreuses CE se sont ouvertes aux acteurs des territoires – comités partenariaux avec les associations, les fédérations d’éducation populaire, les parents. Toutefois, ces acteurs sont rarement partie prenante des décisions et des orientations stratégiques des CE.
Vous évoquez une école des inégalités. Qu’est-ce que cela signifie, du point de vue des géographes que vous êtes ?
Nora : Les systèmes éducatifs sont le reflet des sociétés dans lesquels ils sont conçus, et en reproduisent leurs inégalités. Dans de nombreux pays en développement par exemple, les fortes inégalités sociales se reflètent dans des systèmes éducatifs fragmentés où les écoles et universités publiques attirent maintenant très peu les classes moyennes et supérieures. Se dessinent également des inégalités internes aux systèmes éducatifs, liées à leur fonctionnement institutionnel et politique. Certaines compétences relèvent des régions, d’autres des départements ou des communes en France, et les choix effectués dépendent de ces échelons. Aussi, les équipements ne seront pas les mêmes selon les territoires de scolarisation des élèves. Par exemple, certaines régions ont fait le choix de doter tous leurs lycéens d’un ordinateur portable comme en Occitanie, pour réduire l’inégalité d’accès à cet équipement, ce qui n’est pas le cas dans les autres régions.
David : L’école des inégalités n’est pas une nouveauté, elle a été largement documentée par la sociologie de l’éducation. Outre les inégalités sociales, les géographes montrent que s’ajoutent des inégalités territoriales perceptibles dans les dotations – et plus largement dans les politiques éducatives – des collectivités locales. Si tous les maires de France sont attachés à leur école, tous n’accordent pas la même dotation par élève aux écoles, ne financent pas de la même façon les sorties, toutes n’accordent pas la gratuité des fournitures, n’ont pas les mêmes politiques tarifaires pour la restauration scolaire. La ville de Saint-Etienne, depuis 2012, au titre de son programme alimentaire local, propose des menus issus de l’agriculture biologique et locale sans surcout pour les familles. Les choix politiques et l’inégale richesse des communes jouent à plein dans ces inégalités dont le traitement est central dans le bien-être et l’apprentissage des élèves.
La carte scolaire, censée permettre une égalité d’accès à l’offre scolaire, reproduit finalement les inégalités de territoire. Mais alors quelles solutions?
David : Si on regarde la question à l’échelle des pays développés, plusieurs types de réponses ont été apportées. Les pays anglo-saxons – États-Unis et Royaume-Uni – ont recours à des approches libérales du sujet. Ces pays considèrent que l’éducation constitue désormais un marché et que les territoires scolaires doivent être dérégulés, minorant la carte scolaire et facilitant le déploiement du « libre choix scolaire ». Chacun doit pouvoir être libre de choisir son lieu de scolarisation et son circuit de scolarisation dans un marché éducatif ouvert. Les inégalités sont censées se dissoudre dans le marché, les écoles ségréguées adoptant à leur tour les règles de la compétition – se modernisant, se privatisant aussi – et les élèves de ces quartiers pouvant – pour les meilleurs d’entre eux – être scolarisés via des bourses d’excellence dans les « bons établissements » hors des quartiers difficiles. Si la carte scolaire a été quasiment supprimée, ce n’est pas le cas des inégalités. Dans les pays avec un attachement fort à l’école publique – Allemagne, Belgique, Italie – diverses expérimentations ont eu lieu : partage en camembert des secteurs scolaires afin de brasser une population scolaire le plus large possible. En Allemagne, officiellement la carte scolaire n’existe plus, le libre choix dépend surtout – au niveau des lycées – des résultats de l’élève et l’accès au Gymnasium – lycée qui conduit au baccalauréat – est très sélectif et précoce, vers 12 ans. Bref, aucune solution n’est pleinement efficace. Les pistes sont davantage à chercher dans l’articulation de différentes mesures et politiques entre elles, notamment les politiques de logement. La mixité scolaire est indexée à la mixité résidentielle. Ces politiques du logement sont ensuite à articuler avec une réflexion sur l’offre scolaire – options, classes internationales, part de la concurrence du secteur privé sous contrat – et les équipements scolaires – campus numérique par exemple – dans un territoire élargi – métropole, agglomération. Sans oublier les territoires ruraux qui ne disposent pas d’un accès équitable au secondaire : moins d’options en collèges et lycées, éloignement des classes préparatoires qui sont dans les villes, etc. Les réponses sont donc politiques, c’est-à-dire celle d’une politique éducative globale qui replace l’éducation au cœur du rapport entre une société et son territoire.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Géographie de l’éducation, collection Cursus chez Armand Colin