« Y a-t-il encore, dans le monde scolaire, un (ou des) maître(s) des horloges ? » interroge Alain Boissinot qui coordonne ce numéro 179 de la revue de l’AFAE. Ni allusion, ni insolence dans ces propos de l’ancien recteur. Le numéro explore avec brio les rapports du temps et de l’Ecole. Rapports pédagogiques qui voient l’institution scolaire dans un moment particulier, le présentisme, où ni le passé no l’avenir ne sont séduisants. Rapport des enseignants au temps dans une éclairante recherche de Julien Tourneville. Rapports du temps scolaire et du temps politique décryptés par Ismail Ferhat. Un numéro brillant, un rien philosophique, qui fait presque le tour du sujet. Presque, car il évite les questions qui fâchent. Il ne sera question ni de l’invasion des fondamentaux, ni de la réduction des horaires disciplinaires là où les besoins sont criants.
L’Ecole face au présentisme
« L’École traditionnelle cherchait à conjuguer respect du passé, d’une tradition, et volonté de préparer l’avenir. Elle s’est construite en définissant un ordre classique, fidèle, comme la tragédie racinienne, à la règle des trois unités : le temps du cours, l’espace de la salle de classe, l’action définie par le programme. Que devient cet édifice au moment où nous vivons une crise chronique ? » La crise chronique, évoquée par Alain Boissinot, c’est la remise en question du passé alors que l’avenir fait peur. Entre les deux c’est le règne du « présentisme ». A Boissinot montre de façon remarquable comment cette crise existentielle influe sur les enseignements. Ainsi en français où l’enseignement est travaillé en lycée par des tensions. « Par la place que le français fait au patrimoine, il prolonge la conception rétrospective qui conduit à privilégier la littérature et commenter les « classiques ». Mais, héritier aussi de la rhétorique, il peut tout autant se penser comme entraînement à la production des discours écrits et oraux. Si les deux visées ne sont pas en théorie incompatibles, elles sont en pratique mal articulées, et prises souvent dans des débats idéologiques stériles comme celui qui somme le professeur de choisir entre transmission de connaissances et construction de compétences… Quant à l’objectif de préparer les élèves à produire leurs propres discours, écrits ou oraux, il figure parfois dans les instructions officielles mais est occulté par les épreuves du baccalauréat, dont on sait qu’elles déterminent les pratiques bien plus que les programmes« . Et sur ce point l’abandon de l’écriture d’invention est significatif. Alain Boissinot montre aussi que l’obsession actuelle de l’évaluation reflète le « présentisme ». Il relève d’ailleurs que le mot est absent du dictionnaire de F Buisson.
Proche de ce raisonnement, JP Véran critique les « boites à œufs » que sont nos emplois du temps liés à des espaces classe. Il dénonce un « imaginaire collectif » qui bloquerait toute évolution de l’École et invite à « une perspective curriculaire pour se libérer du carcan chronologique« .
Le rapport au temps des enseignants
Restons encore en classe avec Julien Tourneville. Il offre une étude intéressante du rapport au temps des enseignants. Il les répartit en trois groupes. Un groupe majoritaire qui « met en avant une sorte de relation vocationnelle avec le métier (depuis l’enfance), mais aussi une posture réflexive et la nécessité d’une adaptation permanente, ainsi qu’une certaine rigueur dans l’organisation quotidienne du travail« . Ce groupe est inquiet de l’avenir de l’Ecole et du métier. Un deuxième groupe, issu de catégorie sociale plus privilégiée, voit dans le métier enseignant une profession offrant beaucoup de temps libre. Pour ce groupe, le métier est un passage. Un troisième groupe, d’origine sociale modeste, vit le temps de travail comme trop difficile et trop lourd. Ce groupe essaie le plus d’appliquer les préconisations pédagogiques et de répondre aux demandes de l’institution comme des parents. Il vit mal son rapport au métier. Pour J Tourneville, « nous retiendrons de cette courte démonstration que certaines formes d’inégalités sociales se rejouent lorsqu’il s’agit d’avoir la capacité de maintenir une forme de légitimité, de liberté d’action et/ou d’organisation dans le travail« .
Ismail Ferhat analyse le rapport entre temps politique et temps scolaire. On s’attendait à une réflexion sur la multiplication des réformes en lien avec la présence médiatique de plus en plus lourde des ministres de l’éducation. I Ferhat interroge la dépendance du temps de l’Ecole au temps politique. Et si la multiplication des réformes traduisait l’impuissance du politique ?
Le temps de la critique
Un point de vue rejeté par Jean-Charles Ringard, chargé par JM Blanquer de suivre la réforme du lycée. Dans un article rédigé avant les dernières décisions politiques, il défend le maintien de la date des épreuves de spécialités en mars. Avec un argument qui livre la finalité plus ou moins cachée de cette réforme : le bac ne sert à rien. Il invite à « abolir le bac en tant qu’objet d’épreuves terminales… Les conseils de classes seraient tout à fait à même d’apprécier les capacités des élèves autour d’un socle commun de compétences et de connaissances nationalement défini, peut-être d’ailleurs avec plus d’objectivité sur le niveau réel des élèves« .
C’est que le temps que vit actuellement l’École ressemble de plus en plus à sa fin. Le confinement a signifié un enseignement sans école. Durant le confinement, ce sont les enseignants qui ont maintenu une présence d’Ecole quand l’institution avait disparu. Après le confinement, la remise en question du temps scolaire a repris. On le voit clairement en lycée professionnel où les temps d’enseignement sont de plus en plus réduits au bénéfice des stages pour les élèves qui en ont le plus besoin. On le voit à l’école où l’accent mis sur les fondamentaux appauvrit l’enseignement, là aussi au détriment des enfants qui ont besoin de l’École. On le voit au lycée où la réforme Blanquer a installé un contrôle continu qui pourrit le temps scolaire et la relation enseignants – élèves en même temps qu’elle détruisait le groupe classe pour économiser des postes. Un article, celui de JF Chanet et F Moulin-Civil aborde prudemment la réduction du temps scolaire, la pression de l’industrie du tourisme et des lobbys aux dépens de la formation des élèves. On aurait aimé que ce numéro, fort intéressant, s’ouvre à des paroles qui secouent les certitudes des administrateurs de l’Education nationale.
François Jarraud
Temps et Contretemps à l’École, revue Administration et éducation, n°179, coordonné par : alain boissinot, genevieve gaillard, isabelle klépal et lydie klucik.