Réjouissons-nous ! Aki Kaurismäki est de retour, en dépit d’une retraite annoncée en 2017 après la sortie de « L’autre côté de l’espoir ». A 66 ans et 23 longs métrages à son actif, le réalisateur finlandais au style inimitable, adepte d’un cinéma minimaliste, mélange épuré de mélodrame et de burlesque, fidèle à ses héros de prédilection –les outsiders en tous genres et les laissés pour-compte de sociétés indifférentes aux plus démunis- revient en pleine lumière avec « Les Feuilles mortes », Prix du Jury au dernier festival de Cannes. L’histoire d’un amour comme au premier jour entre deux êtres dénués de tout, capables de se tenir droit et la tête haute et d’affronter stoïquement la tristesse de leur condition et la misère du monde. Une fable politique et poétique, dotée d’un humour décalé et d’un charme insolite. Une œuvre irrésistible de drôlerie et d’anachronisme, totalement étrangère au conformisme ambiant.
Persistance d’un amour hasardeux en milieu hostile
Les mots manquent pour raconter l’histoire apparemment banale d’une rencontre improbable entre un homme et une femme, tous deux âgés d’une quarantaine d’années, une nuit à Helsinki dans un bar à karaoké.
Comme souvent chez Kaurismäki, ces deux personnages, à la parole rare, au visage impassible, dégagent d’emblée une impression d’étrangeté. Ils ne sont pas nommés. Elle, chevelure blonde et imperméable gris, lui, grand brun portant un blouson de cuir marron. C’est beaucoup plus tard que nous ferons (un peu) connaissance et apprendrons leur prénom respectif : Ansa (Alma Pöysti) et Holappa (Jussi Vatanen). Une ignorance prolongée qui constitue un des ressorts tragi-comiques de leur aventure. Simplicité des tenues vestimentaires, économie des attitudes et des échanges, cadrages en plans prolongés et fixes des corps souvent immobiles. Et pourtant, quelque chose d’immense se produit entre ces deux êtres solitaires, un désir d’amour et une promesse, à peine formulés et fugacement traduits dans leur regard. Un événement majeur soumis à rude épreuves du fait de leurs conditions d’existence et de concours de circonstances, entre coïncidences fâcheuses et fatalité tragique.
Sous nos yeux, chacun dans son travail, précaire, sans contrat, se retrouve éliminé du marché et sans ressources. Elle, après avoir été renvoyée du supermarché qui l’emploie pour avoir volé un aliment périmé destiné à être jeté, se fait embauchée comme plongeuse dans l’arrière-cuisine d’un bar dont le patron est arrêté pour trafic de drogue le jour de la paye ! Quant à lui, il est finalement licencié du gros chantier où il travaille comme ouvrier tant le goût pour l’alcool, visible aussi au bar avec l’ami taiseux au regard las sirotant des pintes de bière avec lui, finit par lui valoir un licenciement. Et la décision de rester allongé sur son lit pendant un bon moment. Et de boire à n’en plus finir.
«Les Feuilles mortes » porterait donc son pesant de tristesse et de mélancolie ? Ne nous fions pas à son titre trompeur associé à la chanson immortalisée par Yves Montand ! La forme épurée et le traitement original des situations les plus désespérées nous emportent, de la stylisation anachronique au burlesque, du drame à rebondissements à la comédie tendre jusqu’au dénouement inespéré, acte de foi en l’humanité. Dans les pas de Chaplin.
Contre la laideur du monde, humour décalé et poésie anachronique
Ainsi donc Ansa et Hollapa (qui n‘ont pas échangé leur prénom) se retrouvent pour une séance de cinéma devant une salle à l’ancienne, la façade recouverte d’affiches géantes aux couleurs vives et aux slogans attirants ; un programme mêlant en un cocktail détonant films d’horreur et classiques de la Nouvelle Vague comme « Le Mépris » de Jean-Luc Godard, entre autres. La femme à la sortie dit que le film vu lui a plu ; il s’agit d’un film de zombie « The Dead don’t die » de Jim Jarmusch [2019], très apprécié d’un autre spectateur dont l’avis a de quoi surprendre puisque le film projeté ressemble, selon lui, au « Journal d’un curé de campagne » de Robert Bresson [1951]. La rencontre essentielle est placée sous le signe de la planète cinéma, là où tous les genres ont droit de cité, appel à l’imaginaire, accès aux émotions. Le 7ème art comme un espace-temps où vivre et résister à la violence sociale et la laideur du monde.
Et pendant ce temps-là les obstacles à leur désir d’amour se multiplient en cascades, des obstacles toujours signifiés par des détails inattendus. Décidé à rendre visite à Ansa, notre héros fatigué ne retrouve plus le petit papier sur lequel cette dernière a griffonné son adresse (un papier qui s’est envolé sous nos yeux effarés lors du premier échange entre eux deux).
A la réception d’une facture impayée, Ansa seule, sans un sou, dans la nudité de son petit appartement, éteint la radio, enlève le fil de raccordement à la prise, coupe l’électricité et ferme la porte. A un autre moment-clé, Hollapa, qui a enfin décidé par amour (Ansa lui simplement dit que son père était mort d’alcoolisme) de se lever et d’arrêter de boire, enfile une belle veste de costume (donnée par un ami) et sa marche dans la rue est brutalement interrompue. Un bruit de ferrailles. Un choc ferroviaire resté hors champ. Suivie de l’hospitalisation en piteux état de l’accidenté, allongé sur un lit blanc…
Mais les héros, les exclus chez Kaurismäki se relèvent toujours, se tiennent droit et redressent la tête. Ansa, avant l’arrivée de son invité, achète une assiette supplémentaire au magasin, dresse la table et porte une tenue rouge. Les convives ne parlent pas beaucoup, cadrés l’un en face de l’autre. Echanges fugitifs de regards, paroles rares. Le plus important se joue ailleurs dans l’épaisseur du silence et la durée du plan qui l’enregistre.
D’autres contrastes expressifs nous saisissent et transcendent la monotonie des jours et le spleen des nuits d’Helsinki. Ainsi du chant aux paroles crues et cruelles entonné par un chœur de jeunes filles sur un air pimpant style rock and roll devant des spectateurs incroyablement statiques et impassibles dans un bar à l’atmosphère enfumée.
Comme si le surgissement bruyant (et chantant ici) d’un collectif prenait la parole à la place des taiseux solitaires.
Kaurismäki invente à chaque fois une forme originale pour dépasser la dureté du contexte économique et politique stoïquement affronté par ses personnages. C’est un poste de radio au style années 50 (et non la télévision) qui diffuse à longueur de journée chez Ansa des informations sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Et la locataire paraît indifférente à ce climat anxiogène (jusqu’à la séquence où elle coupe son circuit électrique). Comme l’anachronisme symbolique d’une guerre d’agression indigne et d’une menace réelle (pas seulement pour la Finlande et sa longue frontière commune avec la Russie), lesquelles s’inscrivent dans une histoire plus ancienne et plus ample. Un anachronisme à la poésie étrange, ouvert à une appréhension décalée du présent de la guerre.
Aki Kaurismaki, le besoin de bonheur et l’avenir de l’humanité
Avec « Les Feuilles mortes » et le chemin enfin trouvé où nos deux héros s’éloignent de dos vers leur destin ensemble en compagnie du chien abandonné (et adopté) au nom prédestiné, le cinéaste finlandais, maître du laconisme et de l’ellipse, avoue ‘tirer son trop petit chapeau’ à Charlie Chaplin, une de ses ’divinités domestiques’. Au même titre que Bresson ou Ozu.
Et il précise : ‘’[…]Mon angoisse m’a enfin poussé à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité, le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite’.
Pari risqué. Promesse tenue. Aki Kaurismäki nous offre ici en une vision à la fois poétique et burlesque un bijou de cinéma résistant.
Samra Bonvoisin
« Les Feuilles mortes », film de Aki Kaurismäki-en salle à partir du 20 septembre 23
Prix du Jury, festival de Cannes 2023