Magali Jacquemin est professeure des écoles dans une école élémentaire REP+ du nord parisien. Elle signe un livre sur l’enseignement de l’Histoire « Des élèves à la conquêtes du passé » édité chez Libertalia, dans la collection N’autre école coordonnée par le collectif Questions de classe(s) auquel elle appartient. Elle répond aux questions du Café pédagogique.
Quel intérêt de l’enseignement de l’histoire ?
Ce que je tente de montrer dans mon livre, « Des élèves à la conquête du passé – Faire de l’histoire à l’école primaire », c’est que l’enseignement – ou plutôt la pratique – de cette discipline comporte un double intérêt pour les élèves et pour leur avenir. Il s’agit en fait d’une double émancipation. La première émancipation par la pratique de l’histoire consiste à permettre aux élèves, par un processus d’identification notamment, de conscientiser un certain nombre de rapports sociaux, d’enjeux, afin de pouvoir agir ensuite dessus et transformer. La seconde consiste en une émancipation intellectuelle, en cela que la pratique de la méthode historique de référence, distanciée, scientifique et minutieuse, constitue un excellent laboratoire pour la construction de la pensée, d’un savoir authentique et autonome. D’ailleurs, il est faux de penser que l’objet de l’enseignement de l’histoire tel qu’il se pratique actuellement consiste uniquement à apprendre des dates – et des définitions, des grands noms – par cœur. La plupart des activités pédagogiques conçues dans les classes reposent sur de l’étude de documents. Mais, dans le choix qui est fait, dans les questions qui sont posées aux élèves dans les manuels, le risque est de rester dans un savoir préfabriqué, en l’absence d’une pensée propre des enfants qui seraient auteurs et autrices de leurs propres savoirs. C’est pourquoi il faut aller plus loin selon moi pour parvenir à l’émancipation des élèves. Et ceci passe par le fait d’autoriser les élèves à se lancer dans des projets en histoire qui leurs sont propres, de leur donner accès à des documents nécessaires à la résolution de leurs questionnements et non pas l’inverse.
Votre manière d’enseigner cette discipline semble loin de la vision présidentielle. Pour vous pas de roman national et pas d’enseignement chronologique linéaire. Quelle est votre démarche ?
Comme je le montre en introduction dans le livre, je commence toujours l’année par demander aux élèves « A quoi ça sert de faire de l’histoire et pourquoi on en fait à l’école ? ». Le but de cette question pour démarrer est justement de permettre aux élèves de sortir des carcans qui très tôt leur semble imposés dans cette discipline. A mon sens, nous ne sommes pas là pour dispenser un roman national pré-construit et vecteur d’un discours sur la nation choisi par le politique. Nous sommes là pour permettre aux élèves de se construire des repères, de se questionner, chercher, confronter et apprendre à formuler des hypothèses, des réponses transitoires, puis du savoir, le plus authentiquement possible. A partir de cela, la chronologie n’est pas forcément « enseignée » de manière linéaire dans la classe, elle se construit, au gré de nos recherches. Je nomme cela la « Chronologie vivante », qui est vide au début de l’année. Très vite, cette « chronologie vivante » devient un objet incontournable de la classe, où l’on pose, en bas, les repères de ce que l’on pourrait nommer la « grande histoire » et, en haut, les découvertes qui appartiennent aux projets de la classe et relèvent souvent de la micro-histoire, avec y compris la date de naissance de la maîtresse ou de telle grand-mère de tel élève. Les choses n’apparaissent pas dans l’ordre mais au fur et à mesure, parce qu’on les a découvertes et comprises ou parce qu’on en a eu besoin.
Vous évoquez aussi un enseignement qui raconte la « manière de vivre » des classes populaires à chaque période. Pourquoi?
Dans nos classes, nous avons des enfants issus des classes populaires, souvent racisés. Nous n’avons pas devant nous des lignées issues de la noblesse. L’histoire des classes populaires documente l’histoire de la majeure partie de la population, celle des familles de nos élèves et des quartiers / lieux dans lesquels ils et elles évoluent au quotidien. C’est donc cette histoire qui doit avoir toute sa place à l’école. En travaillant sur l’histoire des classes populaires ou sur celle en lien avec leurs origines et trajectoires de vie – migrations, guerres, etc., c’est là que nous permettons aux élèves, par un processus d’identification, de s’émanciper par la conscientisation. A l’école, si l’on ne fait l’histoire que des dominants et que l’on passe sous silence l’existence des dominés, alors cet enseignement est désincarné et écrase. Il laisse à penser aux enfants que seuls les dominants, les rois, les empereurs et autres présidents sont à même d’agir et de faire évoluer le monde.
Sur notre chronologie, si l’on place les noms des rois, des empereurs, etc., si l’on nomme les différentes étapes du royaume de France et de ses régimes politiques, c’est pour comprendre comment tout ceci travaille avec les populations qui se succèdent. Pour parvenir à cela, je montre dans le livre différentes techniques, qui viennent de la pédagogie Freinet et puisent ensuite leurs sources dans la méthode historique de référence. En pédagogie Freinet, il s’agit dans la classe de partir de la vie, de ce qu’apportent les enfants à l’école pour chercher, tâtonner et permettre ainsi aux élèves de se rendre auteurs et autrices de leurs propres savoirs. En histoire, j’utilise ainsi la pratique de l’exposé, où les élèves sont amenés à effectuer des recherches sur un thème, un pays de leur choix et à les transmettre ensuite au groupe. C’est ainsi que, régulièrement, les questions liées aux colonisations sont abordées à partir de recherches sur les pays d’origine des familles des enfants. Je fais aussi pratiquer aux élèves ce que l’on nomme en pédagogie Freinet l’Étude du milieu. Cela consiste à trouver, dans le quartier, des traces du passé pour les interroger et reconstituer l’histoire de notre lieu et de ses habitants.
Et les programmes dans tout ça ?
Cela peut sembler être une vraie question. Ceci dit, en réalité, si l’on regarde de près la manière dont sont actuellement énoncés les programmes scolaires pour l’enseignement de l’histoire en primaire, l’on constate que cela laisse une grande liberté d’action pédagogique pour les enseignants et pour les élèves. Et c’est tant mieux. Dans les programmes de 2016, on trouve d’abord un volet que je qualifierais de méthodologique, qui coïncide bien avec la méthode de référence de l’historien. D’après le Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale du 30 juillet 2020, confirme que l’enseignement de l’histoire ne se vise pas une connaissance linéaire et exhaustive. Dans les méthodes et outils que je présente au fil du livre, on peut se dire que j’applique à la lettre les programmes encore en vigueur en cette rentrée. On trouve aussi des repères de moments historiques à enseigner. Ceux-ci sont thématiques et laissent ainsi de grandes possibilités de choix. Si l’on prend l’exemple de la Révolution industrielle, dont je parle beaucoup dans le livre, je suis complétement raccord avec les programmes de la classe de CM2. Quand je traite cette partie du programme en faisant faire aux élèves de l’étude du milieu et en étudiant ce qui s’est passé dans leur quartier parisien à ce moment-là, je traite le programme, par la micro-histoire, concrète et ancrée dans le réel des enfants. Je montre dans le livre comment et pourquoi, dans ce protocole venu de la méthode naturelle imaginée par les Freinet, mon travail d’enseignante consiste aussi à donner aux élèves ce que je nomme des « leçons intercalaires », qui leur fournissent des connaissances et des repères historiques généraux, mais qui sont là, non parce que ce sont les directives ministérielles mais parce que la classe en a besoin à ce moment-là de son travail en histoire. Il est certain que, certaines années, tous les thèmes au programme ne sont pas traités à fond.
Mais j’estime que l’enjeu principal de l’enseignement de l’histoire à l’école primaire est bien la pratique sociale de sa méthode de référence, celle des historiennes et historiens, par les enfants. N’oublions pas que, de toute façon, toutes les périodes, tous les thèmes seront revus et revus au collège, puis au lycée. Alors, en faisant de l’histoire à l’école primaire, apprenons d’abord à construire sa pensée et à produire du savoir réellement scientifique.
À un moment où le ministre évoque un changement de programme, un enseignement chronologique, une forme de retour au roman national, que lui suggèreriez-vous?
Je ne sais pas si j’ai des choses à suggérer au gouvernement en particulier au sujet de l’enseignement de l’histoire. Ce seraient plutôt des demandes, demandes qui seraient tournées vers ce que doivent être l’école et l’acte d’enseigner. Il s’agit pour nous, enseignantes et enseignants, de donner aux élèves les clés pour accéder à l’élaboration d’une pensée construite, éclairée et critique. Cela demande que l’on dote nos élèves d’outils. Des repères, évidemment, mais aussi et surtout des méthodologies de lecture, de recherche, de réflexion et d’élaboration. Comme je le disais, l’enseignement de la pratique de l’histoire est pour cela un excellent laboratoire. Je demanderais donc au gouvernement de stopper immédiatement ses injonctions en matière d’enseignement de cette discipline. Derrière les déclarations gouvernementales qui annoncent la volonté d’une histoire enseignée chronologiquement, peuplée de grands textes qui seraient tous les mêmes pour tous les élèves et cette volonté de refonder les programmes scolaires de la discipline, on cerne bien qu’il s’agit de l’instrumentaliser politiquement, pour produire un discours unique et figé, au service d’une vision bien particulière de la nation et de son unité.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Pour les Parisiens et Parisiennes, une présentation du livre à lieu le Samedi 9 septembre à 19h30 à la Librairie Libertalia (2 rue Marcelin-Berthelot à Montreuil. Métro Croix-de-Chavaux).