À l’ère du numérique, du cyberharcèlement, d’une jeunesse connectée, quelle place des parents ? Dans sa chronique bi-mensuelle, Bruno Devauchelle donne des pistes pour que chacun et chacune puisse s’outiller sur la question et conseiller les parents.
Comme chaque année, l’approche des « grandes vacances » permet d’aborder des questions qui sont davantage centrées sur l’éducation familiale que sur l’école. Dès 1791, Condorcet tente de préciser la frontière entre l’instruction – qui serait donnée sous la responsabilité de l’État, et l’éducation – qui est du domaine de la famille. Lentement, avec la massification de l’école, et plus récemment la scolarisation dès 3 ans, le système éducatif n’a eu de cesse d’essayer de prendre l’ascendant sur les familles. Si depuis 2002 (rapport/projet Proxima), il a été projeté d’ouvrir les portes aux familles et en même temps les textes officiels n’ont eu de cesse de contenir et de limiter la place des parents au sein des établissements scolaires – et cela de la même manière dans le privé sous contrat, mais avec une autre coloration). L’arrivée des ENT et des logiciels de vie scolaire a ouvert la boîte en offrant aux parents un « regard » sur la vie quotidienne de l’école.
Quand le numérique pose question à la maison
Alors que la situation sanitaire en 2020 imposait l’école à distance, les ENT et autres ont été mis à contribution pour garder le lien et pour tenter de faire de « la présence à distance » en y ajoutant les possibilités de la visioconférence. Cette possibilité s’appuyait aussi sur le développement général de la visio-communication au quotidien au travers des logiciels d’échange – Whatsapp… La crise sanitaire a cependant mis en évidence la difficulté de nombreux foyers avec enfants à gérer les moyens numériques et autres appareils – ou dispositifs – d’information et de communication. C’est après les premières situations de confinement que cette prise de conscience a pris forme : place des smartphones dans le quotidien, matériels et espaces partagés, activités multiples et concurrentes. A ces difficultés s’est greffée ce que certains nommaient fracture et qui en réalité est surtout un ensemble de fragilités et de vulnérabilités auquel chacun peut être confronté surtout dans des situations exceptionnelles. Il est intéressant, dans la suite de cet article, de faire appel à des publications – de recherche principalement – antérieures qui mettent en évidence le questionnement de fond que nous abordons ici.
Discours et propositions
Cette observation des conditions réelles d’usage des moyens numériques a accompagné un discours rituel et ancien sur les jeunes, le numérique et les parents. À tel point que le projet Territoires Numériques Éducatifs (TNE) comporte un volet e-parentalité (les ressources proposées). Dans le même mouvement la représentation nationale s’est emparée des questions vives liées au numérique : addiction, pornographie, harcèlement… En s’en emparant, elle a proposé d’encadrer les dangers identifiés et ainsi de proposer, voire d’imposer, aux familles, aux parents un cadre parfois contraignant. La sphère médiatique s’est aussi largement emparée de ces questions, mais souvent sur le registre de la question de la jeunesse. Des étudiants du Master IME de l’Université de Poitiers ont aussi travaillé cette question de la parentalité et ont produit des ressources.
Une question pas nouvelle mais peu travaillée : des lectures possibles
Un ouvrage de 2005 intitulé « télévision et fonction parentale effectue une revue de littérature international sur le sujet et constate que, si l’on aborde souvent la relation des enfants et des médias, les travaux sur les parents sont beaucoup plus rares. C’est pourquoi l’auteure invite à engager des travaux – de recherche entre autres – afin de sortir des «allants de soi » et autres propos médiatiques. En 2007, Laurence le Douarin publie « Le couple l’ordinateur, la famille ». On passe dès lors à « l’autre média », celui qui va renverses les codes : place des hommes par rapport à la technique au sein du foyer, inversion des compétences par les enfants, en particulier adolescents, remettant en question des équilibres internes des familles. Car si la télévision restait encore sous contrôle collectif au sein de la plupart des familles, l’ordinateur – bientôt portable puis smartphone – devient un moyen individuel répondant à des trajectoires personnelles d’usage – réelles, imaginaires, de travail ou de loisir/jeu. En 2011, Sophie Jehel pose la question dès le titre de son livre » Parents ou médias, qui éduque les préadolescents ? ». L’auteur ouvre le débat au-delà de la question familiale et propose une réflexion sur la nécessité d’un débat sur la « corégulation des médias ». Plus avant, dans sa conclusion, l’auteure pose toutes les questions qui aujourd’hui traversent l’espace médiatique et met en avant « le rôle crucial de la médiation parentale ».
Deux ouvrages plus récents abordent cette question de la parentalité en contexte numérique de deux façons différentes. Elena Pasquinelli publie en 2017 « Comment utiliser les écrans en famille, Petit guide à l’usage des parents 3.0 ». Cet ouvrage est « bien disant », c’est-à-dire qu’il fournit un ensemble de recommandations – pas des recettes dit l’auteure – pour les familles, les parents. Cet ouvrage ne pourra nous aider autant à comprendre que ce que nous propose Dominique Pasquier dans son ouvrage « L’internet des familles modestes ». S’il faut aller vers la dernière partie de l’ouvrage pour trouver la question de la « régulation parentale » (p.182), c’est que les parties précédentes tentent de nous éclairer sur le rapport des familles au monde de l’Internet et donc de poser le cadre global et complexe, sans donner de recommandation. En soulevant le fait que l’on veut tous être de « bons parents », on trouve là une des clés du problème. Dans une société dans laquelle une forme de compétition sociale domine, chacun souhaite parvenir à éduquer ses enfants… mais le cadre pour chacune et chacun varie et les contextes n’ont pas le même effet selon les familles. C’est en particulier une forme d’autonomisation des jeunes que permettent les technologies qui fait difficulté. On trouve là le renvoi à cette période de confinement dans laquelle on a pu percevoir les différences importantes face aux moyens numériques. On pourra suivre ce genre de questionnement sur le site du journal Le Monde qui propose dans sa rubrique parentalité une newsletter qui aborde aussi les divers aspect de cette complexité que constitue le fait d’être parent.
Vers la « médiation éducative » intégrant la dimension numérique
Au moment de rompre avec l’école, on pourra proposer aux familles de parcourir le récent hors-série n°4 de « l’École des Parents » intitulé » La parentalité à l’ère du numérique » que l’on peut retrouver sur le site Cairn.info . On citera en premier ce passage de l’édito rédigé par Jocelyn Lachance qui conclue son texte en déclarant » Mais trop souvent encore, le numérique « fait écran » : il cache des problématiques de vulnérabilité et des inégalités que nous devons pourtant intégrer à nos réflexions et à nos actions » (p.3). Reconnaissons que cet ouvrage venu d’une fédération d’associations de parents est le bienvenu pour alimenter la réflexion. Car la complexité que révèle la question de la parentalité ne peut se résumer à l’acquisition des compétences techniques, même si cela peut aider. Car comme le montre Dominique Pasquier et comme nous avons pu le percevoir dans des entretiens menés avec des parents impliqués dans les écoles, les parents, les familles sont pris dans une « tourmente » éducative qui s’est amplifiée avec la multiplication des sources. Les affaires actuelles de harcèlement, en particulier en ligne, qui concernent autant les adultes que les jeunes, nous montrent que tout se joue dans la sphère éducative et pas seulement citoyenne. Et le monde scolaire est démuni face à cela, et parfois même exclu, tant la réalité de ce que vivent jeunes et adultes au travers des moyens numériques est d’abord une affaire individuelle et que le monde scolaire a bien du mal avec la « médiation éducative »…
Bruno Devauchelle