Jean-Fabien Spitz est spécialiste de philosophie politique. Dans cet entretien qu’il accorde au Café pédagogique, il revient sur les récentes polémiques autour du port de l’abaya par certaines élèves et sur le principe des « signes religieux par destination »
Aujourd’hui, il y a tout un débat sur les tenues vestimentaires par destination. Selon vous, c’est contraire même à l’essence de la loi sur la laïcité. Pourquoi ?
L’idée même d’un vêtement « religieux » est une absurdité. Dans une république laïque, aucun vêtement n’est musulman, ni juif, ni chrétien. Lors du débat consacré à la loi de 1905, certains députés, qui avaient évoqué la possibilité d’interdire le port de la soutane dans l’espace public se sont attirés cette réponse d’Aristide Briand : « Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel… La soutane devient un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non ». Mais l’idée d’un vêtement religieux « par destination » est deux fois plus absurde. Cela voudrait dire qu’un vêtement changerait de sens en fonction de l’intention de celui qui le porte, ce qui justifierait son interdiction lorsqu’il est avéré que celui ou celle qui le porte a l’intention de lui conférer une signification religieuse. Mais comment s’assurer de la réalité de l’intention si le porteur du vêtement prétend le porter pour des raisons non religieuses, ou si, tout simplement, il refuse, comme il en a le droit, d’être interrogé et jugé sur ses intentions ? Car dans un État qui prétend être respectueux des droits des individus, on ne juge pas les intentions mais les actes. L’idée d’un vêtement religieux par destination conduirait à juger différemment un seul et même acte – le port d’une robe longue – en fonction de l’intention de celle qui l’accomplit. C’est la définition même de l’arbitraire, car un État de droit applique une règle uniforme à des actes extérieurement identiques. C’est aussi la porte ouverte à une dérive sans fin car tout signe, tout vêtement peut devenir « religieux par destination ». Il suffit pour cela que les autorités – le proviseur du lycée, le principal, le législateur – décident qu’ils revêtent une intention dont les autorités elles-mêmes sont les juges en dernière instance. Quel est le recours des citoyens face à un tel abus ?
L’abaya, une volonté de s’affirmer pour certaines adolescentes ?
A l’école, certaines prescriptions doivent impérativement être suivies, parce que leur respect est indispensable à l’accomplissement de la mission d’instruction. Suivre les cours quels qu’ils soient, y compris l’éducation sexuelle, les cours de biologie, les cours de sport, ne pas refuser les contenus définis par les instructions officielles, respecter la mixité partout où elle est la règle. Or, en imposant des prescriptions dont le respect n’est en rien indispensable à l’accomplissement de la mission d’instruction – ne pas porter de robe longue – l’institution scolaire provoque ce qu’elle veut éviter, car en imposant aux adolescents des prescriptions non-justifiées, elle les invite à contester celles qui le sont. Pourquoi en effet faudrait-il respecter les règles d’une institution qui se permet d’en imposer qui sont parfaitement arbitraires ? En imposant des règles non nécessaires – et vexatoires – l’École invite par conséquent à contester celles qui sont indispensables, et c’est dès lors le comportement discriminatoire de l’institution à l’égard des jeunes musulmanes qui détermine celles-ci à contester une institution qui ne respecte pas leurs droits. Le soldat à qui ses chefs imposent des brimades est-il par là mieux incité à respecter la discipline nécessaire ? Il suffit de poser la question pour savoir comment y répondre.
Parler d’abayas, c’est éviter de parler de tout ce qui va mal expliquez-vous. C’est à dire?
Faut-il vraiment dresser la liste des maux qui affectent aujourd’hui l’école publique en France ? Le manque de moyens, les écoles amiantées, les salaires des enseignants en chute libre, le harcèlement scolaire, le bouleversement incessant des programmes avec, à la clef, un rétrécissement constant des contenus, etc. Et les conséquences de cet abandon : la régression de la France dans les classements Pisa et, par-dessus tout, la ségrégation sociale croissante avec un enseignement privé – financé par l’argent du contribuable – qui concentre les élèves favorisés et laisse dans le public les élèves issus des milieux les moins favorisés qui, regroupés les uns avec les autres, cumulent leurs handicaps au lieu de les résoudre. Robert Putnam, un chercheur américain, a en effet démontré que réussir à l’école dépend au moins autant des autres élèves qui sont assis à côté de nous que de la qualité des enseignements reçus. Mais le misérable plan du ministre Pap N’Diaye en faveur de la mixité sociale ne comporte pas la moindre mesure contraignante pour obliger l’enseignement privé à accueillir plus d’élèves défavorisés. La ségrégation se porte bien, mais on parle de la longueur des robes des lycéennes !
Selon vous, on va vers une extrême droitisation du débat public. Pourquoi ?
Il faut s’en tenir aux faits. La présence, sur le territoire français, d’une population de confession musulmane est une réalité que des règles absurdes empêchent de chiffrer avec exactitude mais qui est indéniable. L’origine de cette population est l’immigration – une immigration qui n’est, comme l’a montré François Héran dans son livre « L’immigration, le grand déni », ni massive ni incontrôlée. Mais une grande partie de ses membres sont des citoyens français et les autres le deviendront avec le temps. La seule question qui est posée est donc celle de la place que doit occuper dans la nation cette population qui a une origine, une culture et – pas toujours, et avec des degrés d’engagement très divers – une religion différente de celle de la population « autochtone », mot qui n’a d’ailleurs pas grand sens tant la population française est en large partie constituée d’apports successifs issus d’autres territoires. Définir cette place de manière à minimiser les tensions est, tout le monde le sait, indispensable à la stabilité et au progrès et, pour le faire, il y a deux options : la répression et la tolérance, l’assimilation et l’intégration.
Quelle différence entre assimilation et intégration ?
L’assimilation est fondée sur l’idée qu’il n’y a pas de citoyenneté partagée sans identité commune, en sorte que l’accès à cette citoyenneté exige l’effacement de toutes les différences et devient incompatible par principe avec l’affirmation publique d’une appartenance religieuse. Cette volonté assimilationniste aspire en fait à faire disparaître les populations porteuses d’une différence en tant que telles, et elle fait de cette disparition ou de cette privatisation radicale des différences la condition de l’accès à la citoyenneté. Cette définition « identitaire » de la nation est profondément antirépublicaine parce qu’elle postule que l’identité religieuse est incompatible avec l’identité civique, alors que le principe même d’une société républicaine est d’unir dans une citoyenneté composée de droits identiques des personnes dont les identités ethniques, culturelles, religieuses, philosophiques peuvent et doivent être profondément différentes.
L’intégration est en revanche le cœur du projet laïc tel que la loi de 1905 l’a conçu. Ce projet repose sur quatre principes. Deux d’entre eux – la liberté de conscience et l’égalité des citoyens — définissent un programme politique. Les deux autres — la neutralité religieuse de l’État et la séparation entre lui et les Églises — sont les moyens de réaliser ce programme.
L’article 1 de la loi définit ce programme en affirmant que « la République assure la liberté de conscience » et qu’elle « garantit le libre exercice des cultes », avec pour seules restrictions celles qui sont rendues nécessaires par l’intérêt de l’ordre public, c’est-à-dire de la protection de la liberté égale de l’ensemble des citoyens
L’article 2 de la loi affirme que la République ne reconnaît ni ne salarie aucun culte. Elle n’adopte ni ne propage aucune croyance, et elle est séparée de la religion au sens où elle n’intervient ni pour en interdire ou en contrôler les manifestations, ni pour en surveiller les dogmes.
L’intégration demeure fidèle cette inspiration. La voie de la pacification et de la stabilité passe par la reconnaissance et l’acceptation des différences qui ne mettent pas en question la liberté et la sécurité des tiers. Et qui peut contester que le port d’un vêtement, quel qu’il soit, fait partie de ces différences innocentes ? En acceptant ces différences, la République envoie un message puissant sur ce qu’elle prétend être : un ensemble de citoyens qui partagent des principes quant à la manière de se traiter les uns les autres, mais qui sont et qui peuvent demeurer différents par leurs croyances, leurs convictions, leurs modes de vie.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
La Laïcité dévoyée, collection AOC