« Je suis fatiguée, mais j’aurais bien aimé voir la suite … » Depuis 4 décennies, Claire Berest enseigne les lettres dans un lycée de l’académie de Rennes. Du français aux LCA en passant par HLP, voici la fin du journal hebdomadaire de ses derniers jours, derniers cours, derniers projets, dernières surprises, derniers bonheurs … avant la retraite. Avec une possible ultime leçon, pour tous et toutes : enseigner, c’est aimer apprendre, encore et toujours ? De J-6 au jour J, le compte à rebours s’achève : « « Et la vie continuera. Ca ira …»
Dernière semaine
J-6 : DIMANCHE
Je suis tétanisée.
J- 5 : LUNDI
Dernier projet terminé : exposition installée au CDI ; émission de radio en ligne. La déconstruction des stéréotypes de sexe par des albums jeunesse nouvelle génération a embarqué les élèves qui ont joué aux libraires, professeur.es des écoles, parents … pour défendre toutes les formes de bonheurs et de familles. Mois des fiertés.
Et maintenant ?
Maintenant, il va falloir apprendre à cultiver son jardin, et avant de cultiver, il faut désherber : ça aide de faire des sacs poubelle, ça allège la tête. Plongée en apnée dans les classeurs, dossiers, pochettes, tiroirs…
Déclinaison à l’infini de versions de commentaires composés, commentaires littéraires, commentaires tout court, explications de texte linéaires, pas linéaires, lectures méthodiques, lectures analytiques, par axes, par outils, par thèmes, projets de lecture, problématiques, parcours, questions d’ensemble…
Des strates de cours qui relèvent parfois du cadavre exquis et ressemblent à des patchworks de bouts de couches successivement et artisanalement collées les unes aux autres, annotées, fléchées, brouillonnées, raturées, fluotées, astérisquées …
Un palimpseste dans tous ses états, à passer au carbone 14 de 40 ans de didactique de l’enseignement des Lettres.
Toute une pluie de confettis…
J- 4 : MARDI
Courage, fuyons…
Bilan (non exhaustif) sur 40 ans : disparition de la CPA, 1ère chaire aux oubliettes, multiplication des heures sup imposées, augmentation du nombre de trimestres, 60 ans, 62 ans, 64 ans …
Désormais, revaloriser veut dire augmenter le temps de travail, monologuer peut faire office de concertation, et gagner plus, quand on travaille plus, devient un progrès social.
Avoir la chance de partir avant le Pacte.
J- 3 : MERCREDI
Les Latinistes finissent de présenter leurs diptyques : on a navigué de la catabase d’Ovide au miroir de Cocteau, de Ramsès II à Black Panther, des calculs d’Eratosthène aux photos du télescope Jammes Webb, de la Galatée de Pygmalion aux répliquants de Blade Runner…
On interroge les avancées de la science, les robots compagnons, le transhumanisme, l’I.A…
Et là subitement, question d’une élève à un autre : « Et toi tu as utilisé ChatGPT ? »
Et réponse, tout aussi directe et franche : « Oui, pour la dernière partie du plan. »
Tour de table : le tiers de la classe, entre gêne et refus de se défausser, m’explique avoir déjà lui aussi utilisé ChatGPT, avec plus ou moins de réussite, et me relance la balle :
« Et vous Madame ? Vous en dites quoi ? »
Au secours ! Moi je perçois le défi pédagogique à venir, et le danger qu’il y aurait à mettre la tête dans le sable, mais il y a quelques semaines je ne connaissais même pas le mot, et avant ce matin n’imaginais pas une seconde que je verrais le début du commencement de cette question se poser concrètement, là, maintenant.
L’échange continue sur les limites de ChatGPT, et l’importance de l’appropriation des connaissances, sur les problèmes d’évaluation et de propriété intellectuelle, sur la crainte d’un accroissement des inégalités, et le besoin donc de formation, sur la manipulation indétectable des images, et les risques de désinformation ; mais, plus inattendu, s’exprime aussi un vrai sentiment de culpabilité, comme un surmoi scolaire.
Bon, c’est clair. Si je suis dépassée, ni eux ni elles ne le sont, et je regarde en 10 minutes se déployer toute une réflexion morale, et se dessiner les prémices d’une charte de déontologie de l’élève.
Je suis fatiguée, mais j’aurais bien aimé voir la suite …
J- 2 : JEUDI
Dernière séance d’HLP avec les terminales.
Alors HLP, c’est… comment dire ?… HLP c’est un peu comme le Grand Oral, c’est compliqué, mais en plus triste.
Pendant 6 mois tout le monde est heureux, on s’éclate, on lit, on écrit, on regarde, on écoute, on réfléchit, on découvre, on échange, et on travaille, beaucoup, vraiment beaucoup.
Et puis arrive le mois de mars, et puis arrive le mois d’avril…
Et on passe de l’autre côté : le programme enthousiasmant était si vaste qu’il a insécurisé tout le monde, la codisciplinarité si riche des TPE, sans moyen de concertation, n’a finalement été qu’illusoire, et l’épreuve improbable, aux contours flous, et aux sujets dignes de dissertations de philosophie ou de littérature générale, a terrassé et transformé le bonheur de l’exploration en chagrin.
Je console les élèves (l’essentiel c’est tout ce que vous avez découvert), l’IPR me console (l’essentiel c’est tout ce qu’iels ont découvert)… Et on va de l’avant.
Mais je finis tout de même l’année Cassandre pleine d’inquiétude pour ces humanités, si fragiles, si volatiles, qui semblent fondre à vue d’œil et qui pourtant, elles aussi, aident à vivre…
J -1 : VENDREDI
Voilà, c’est fini …
Résolution : Apprendre à ne plus lire en se demandant si ce que l’on lit pourrait servir en cours, apprendre ne plus regarder un film en cherchant comment on pourrait l’exploiter, apprendre à ne plus écouter un album sans imaginer des ponts …
Apprendre à lire pour soi… Ne plus projeter de lectures cursives, ne plus penser en séquences, corpus, activités, projets… Enfin !
Et puis commencer Hécatombe invisible de Matthieu Lépine, essentiel, voir tout de suite le lien à construire avec la chute de Coupeau chez Zola, se rappeler les visites au tribunal des Prud’hommes, le début de projet pas encore réalisé sur A la ligne : Feuillets d’usine de Joseph Ponthus…
… Et partir à la dérive de prolongements possibles divers, variés et musicaux : voler jusqu’au Grand duc de Bertrand Belin « Qui voit tout (…), Qui voit qu’on presse le pas, Et qu’on ne le voit pas. », s’asseoir à côte de celui qui a glissé, et qui n’a « Plus de paix, de paye, de pays » mais qui va se redresser, ou de celle qui est partie, « C’est rien de le dire, Pas sur un coup de tête, Sur un coup de tête. »…
Bref, rechuter …
SAMEDI Jour J :
« Et la vie continuera
Ca ira…»
« Il y en a tant sur Terre. »…
Claire Berest
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