Comment vit-on les dernières semaines d’une ultime année d’enseignement ? Depuis 4 décennies, Claire Berest enseigne les lettres dans un lycée de l’académie de Rennes. Voici la suite du journal hebdomadaire de ses derniers jours avant la retraite, entre joies et contraintes du métier, avec la conscience, de plus en plus aigüe, de ce qui est dérisoire et de ce qui est essentiel : de ce qui est dérisoire donc essentiel ? De J-12 à J-7, le compte à rebours se fait inexorable : « Plus que deux semaines. Comment se convaincre qu’on peut partir un jour sans retour ?… »
Pénultième semaine
J-12 : LUNDI
Post-it 1 : ne pas oublier d’enregistrer les dernières notes sur pronote.
Post-it 2 : ne pas oublier de vérifier les vœux d’orientation sur pronote.
Post-it 3 : ne pas oublier de reporter les choix de spécialités sur pronote.
Post-it 4 : ne pas oublier de rédiger les appréciations sur les bulletins sur pronote.
Post it 5 : ne pas oublier d’informer la rubrique livret scolaire sur pronote.
Si on veut vraiment que les profs travaillent jusqu’à 64 ans, il va falloir investir dans les pense-bêtes et revoir la taille de la police sur pronote… Entre autres…
J- 11 : MARDI
Matinée schizophrénique en 2nde : le grand écart est une spécialité des profs de français. Un pied dans l’esprit de sérieux, un pied dans la fantaisie.
9h-10h : une heure magistralement magistrale sur les principes de l’explication de texte linéaire : du lourd, du costaud, du sérieux. Il en faut. Je parle, on m’écoute, et on gratte.
On entendrait les mouches voler, si mouches il y avait.
10h-11h : une heure délicieusement créative.
Une moitié de classe finalise une émission de webradio. Gère les enregistrements ma complice pédagogique, la professeure-documentaliste, sans laquelle beaucoup de ce qui se fait au lycée ne serait pas possible,
Une moitié de classe réalise des panneaux d’exposition : les ciseaux s’agitent, les découpages volent, la colle s’éparpille, on croule sous les feuilles multicolores, les fluos, les pompons, les plumes, les scotchs bariolés ; le CDI se métamorphose en atelier plastique. Je vérifie les slogans, (« Madame, on a fait des rimes »), je rappelle que l’orthographe, ce n’est pas rien non plus ; mais en réalité, à ce stade du projet je ne sers plus à rien, voire je dérange.
La mouche du coche, c’est moi.
J- 10 : MERCREDI
Ce matin, on se lance en terminale dans la scansion latine et le découpage de l’hexamètre dactylique. Doute tout de même sur la pertinence de la séance, car on est bien d’accord que tout cela ne sert pas à grand-chose …
D’ailleurs à quoi servent les LCA ? me demande le système depuis 40 ans, toujours de manière plus insistante, remettant sans cesse du coin de l’œil mon utilité en cause, tout en flattant mes Belles Lettres.
Ne vois-tu pas qu’il n’y a plus de profs, plus de remplaçant.es, plus d’étudiant.es, plus d’élèves (et surtout plus de moyens…) ?
Alors, à quoi pourrait bien servir la scansion latine ?
On va parier que ça ne sert à rien, et que cela n’est pas grave ; et que ce n’est d’ailleurs peut-être pas beaucoup plus inutile que beaucoup d’autres objets de désirs dont notre société considère la nécessité (il faut dire qu’on vient de clôturer un chapitre sur l’épicurisme) ; mais que cela rend peut-être le monde un peu plus léger, un peu plus stable, un peu plus beau ; parce que peut-être, comme le disait Claude Roy de la littérature, cela aide à vivre.
J-9 : JEUDI
Avant-dernière séance de travail en spécialité « Humanités Littérature et Philosophie » terminale sur le « Grand Oral », nouveauté de la dernière réforme du lycée.
Être prof c’est faire l’expérience d’atermoiements pédagogiques, changements programmatiques, virages didactiques, au gré de réformes, notes de services, foires aux questions variées. Parfois on s’y retrouve, parfois on flotte dans un monde déconcertant et un poil ubuesque. Cela nécessite donc de développer de grandes capacités d’adaptabilité, et au bout de 40 ans, l’adaptabilité ça finit par s’émousser.
Le Grand oral, par exemple… le Grand oral… c’est… comment dire ?… le Grand oral… c’est… compliqué…
Une année, tu peux réaliser un document support, mais tu ne peux pas le consulter pendant l’oral, mais tu peux le donner au jury, qui peut le regarder, mais qui ne peut pas l’évaluer.
Une autre année, tu peux réaliser un document support, et tu peux le consulter pendant l’oral, et tu peux le montrer au jury, mais hop vite fait, car le jury ne peut pas le garder, il peut juste jeter un tout petit coup d’œil ; alors hop vite fait, tu le récupères, puisque tu ne peux pas le remettre, mais tu peux le consulter, mais tu n’es pas obligé, alors si tu ne veux pas le consulter, tu ne sais plus trop ce que tu peux faire, le cacher, peut-être ?
Mais ce qui est sûr, c’est que, de toute façon, tu restes debout et surtout, surtout, si la salle dispose d’un tableau tu ne t’en approches pas, car désormais c’est interdit …
Le problème, ce n’est pas que cela change, un ajustement cela peut être utile, et celui-ci est bien anecdotique au regard des vraies difficultés posées par le Grand Oral. Le problème c’est de ne pas savoir pourquoi ça change sur ce point-là, qui ne semble pourtant pas avoir fait l’objet d’une pétition en ligne ; alors que sur tant de multiples autres aspects la dernière réforme du lycée a réussi l’exploit de réconcilier sur son dos à peu prés tout le monde en salle de profs (et ça franchement il fallait le faire !), sans que ce consensus ne parvienne à se faire entendre.
Pendant ce temps les profs de français de 1ère s’épuisent sur le nombre de textes à expliquer, les parcours associés acrobatiques, les questions de grammaire hors sol, les méthodes d’explication d’une autre époque et surtout, surtout, ne savent plus pourquoi iels sont là…
J- 7 : VENDREDI
C’est la saison des pollens, et c’est la saison des derniers conseils de classe.
On met « Satisfaisant » ? ou « Très satisfaisant » ? ou « Tout à fait satisfaisant » ? ou « Très bien » ? ou « Excellent » ?
On met « Moyen » ? bof, c’est pas top comme appréciation. Ah bon ! Tu trouves ?
« Assez bon », c’est bon, enfin ce n’est pas « bon », mais c’est pas mal.
Ou alors « Assez satisfaisant » ?
Ah non ! « Assez satisfaisant », c’est nul, dit la prof de français qui casse les pieds de tout le monde avec ses dérives étymologistes.
L’appréciation de conseil de classe c’est une langue à part, qui déplie, en 400 caractères maximum, tout un art de la modalisation et de la formule consensuelle pour tenir compte des résultats, du travail, de l’implication, de la participation, des difficultés, des efforts, des situations personnelles… On navigue entre bilan, rappels à l’ordre, encouragements, conseils, projection vers l’avenir, à la recherche de l’équilibre parfait entre l’informatif, l’argumentatif, l’injonctif. On s’autorise parfois une petite dose de polémique, de pathétique, voire, dans des cas extrêmes, d’épique. On proscrit le satirique et l’ironique, d’une époque heureusement révolue.
Tout cela prend des heures aux P.P pour que tout soit le mieux balisé et le plus équitable possible avant le conseil, pour que tout le monde s’y retrouve, et surtout les élèves, pour qui toutes ces nuances demandent parfois un décodeur.
Le conseil arrive, la P.P est fière d’elle, c’est son heure, et tout roule, « suivant un rituel que rien ne trouble » … jusqu’à ce qu’une petite voix s’élève pour dire « Mais pourquoi à lui on a mis « correct », alors qu’à elle on a mis « convenable » ? » …
Claire Berest
A suivre …
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