Comment restituer à l’écran l’éveil à la conscience et l’imaginaire fécond d’un petit garçon fils d’un militaire français basé à Madagascar avec femme et enfants, au début des années soixante-dix, dans ce moment de basculement historique signant la perte d’un paradis au charme trompeur et la fin de la présence de la France en territoire conquis ?
Avec « L’Ile rouge », son 4ème long métrage, Robin Campillo aborde un terrain vierge de toute exploration dans le cinéma français et ses représentation de notre histoire coloniale sous un angle inédit (seule Claire Denis avec « Chocolat » dès 1988 fait exception en s’inspirant librement de sa propre expérience de fille d’un fonctionnaire colonial et en mettant en scène une jeune héroïne prénommée France qui noue une amitié secrète et silencieuse avec le serviteur noir dans le Cameroun d’avant l’indépendance). Le réalisateur de « 120 battements par minute » [Grand Prix du Festival de Cannes, 2017] adopte, en effet, le point de vue d’un enfant en convoquant, pour ce faire, sa propre histoire.
Madagascar, île aux trésors, paradis volé
Cette fois, avec « L’Ile rouge », il paraît encore nourrir son travail de matériaux intimes, issus des premiers temps, ceux d’un enfant, né au Maroc d’un père sous-officier de l’Armée de l’air, passé par l’Algérie, avant d’arriver en mission à Madagascar. En retournant pour la première fois sur l’île rouge quittée en1972, le cinéaste inspiré –en collaboration avec le scénariste Gilles Marchand et l’écrivain malgache Jean-Luc Maharimanana- imagine une fiction originale, apte à transcender son vécu d’alors pour nous donner accès à la perception sensorielle, aux visions foisonnantes et à l’expérience sensible d’un gamin au regard acéré et à l’esprit rêveur.
Violence d’un monde séparé, les Français en vase clos, les Malgaches hors-champ
Et nous voyons Thomas écarquiller les yeux et tendre l’oreille face aux mystères d’une nature enchanteresse, avec sa faune, sa flore, ses forêts profondes, son soleil éblouissant, sa mer bleu marine. De ses multiples postes d’observation du monde des adultes (caisse en bois, buisson, tronc d’arbre…) nous le suivons par fragments et constatons les balbutiements d’une conscience qui s’éveille dans le tumulte de son esprit, balançant entre transpositions en images de figures de la littérature jeunesse comme Fantômette, l’indomptable héroïne masquée et hallucinations visuelles suscitées par son cadre de vie idyllique, peuplé de signes inquiétants et d’un grondement souterrain. Comme des indices sous-jacents d’un effondrement qui vient.
Thomas (Charlie Vauselle), en observateur insatiable, enregistre pour nous les détails qui clochent : un serviteur malgache tancé par Robert (Quim Gutierrez), le père de famille, et repoussé loin du regard des invités à déjeuner dans le jardin pour être venu arroser les plantes au mauvais moment, la mère Colette (Nadia Tereszkiewcz) enfermée dans son rôle d’épouse et de maîtresse de maison, au beau visage légèrement maquillé au grand dam d’un mari qui n’en voit pas l’utilité et au regard parfois absent au milieu de l’exubérante gaieté des convives savourant le bonheur ‘du plus beau pays du monde et lieu de tous les plaisirs’(David Serero et Sophie Guillemin dans la peau des époux Guedj, expatriés jouisseurs). L’enfant, comme un cinéaste avant l’heure, se fait aussi ses films et s’échappe du huis clos (familial et militaire) pour suivre ceux qui dans la nuit s’étreignent ou vivent des choses plus grandes que lui. Ainsi de ce jeune militaire désorienté, Bernard (Hugues Delamarlière), dépressif depuis le retour en Métropole d’Odile (Luna Carpiaux), frêle créature au teint pâle et à la lucidité formulée, Thomas entrevoit l’idylle naissante (et sans issue) avec Miangaly (Amely Rakotoarimalala), jeune ouvrière malgache, laquell rejette cette liaison impossible, au cours d’un slow où son cavalier enivré confond étreinte sensuelle et domination violente.*
Peu avant, en plan large et en pleine lumière, nous assistons devant la base militaire française au rassemblement de quelques jeunes femmes aux tenues chamarrées et nous croyons comprendre qu’en tant que prostituées malgaches elles viennent réclamer leur dû. Un rassemblement vite dispersé sans autorisation d’entrer et la vision fugitive d’une entrée dans le cadre de celles qui, jusqu’ici, sont reléguées dans l’ombre, comme les autres populations autochtones de l’île.
Irruption de la jeunesse malgache en pleine lumière
Tout d’un coup, l’atmosphère s’embrase, le départ des Français se précipite, le regard de Thomas embrasse une dernière fois l’île rouge, réceptacle paradisiaque d e sensations inédites, d’autofictions et de vision d’une réalité qui se dérobe sous ses pieds. Ultime regard avant l’élargissement plein cadre de notre champ de vision. Une foule de jeunes manifestants malgaches envahit tout le cadre, une liesse portée aussi par la chanson ‘Veloma’ du groupe Malaleo . Comme on chasse les usurpateurs d’un paradis volé.
Ainsi sous nos yeux dans le regard ambivalent d’un jeune garçon rejoignant la France, le pays de ses parents, à travers l’effacement de ce regard au profit de la brève vision des Malgaches comme acteurs de leur propre histoire, « L’Ile rouge », dans le miroitement de ses représentations aux formes mutantes et aux frontières changeantes, s’offre à nous, fable métaphorique d’une utopie finissante, celle de l’Empire colonial français.
Samra Bonvoisin
« L’Ile rouge », film de Robin Campillo – sortie le 31 mai 2023
« 120 battements par minute », Le Film de la semaine du Café pédagogique à sa sortie en 2017