Le Café pédagogique vous propose une nouvelle série d’articles, coordonnés par Hans Limon, professeur de philosophie au lycée Louis Massignon d’Abu Dhabi, sur l’enseignement français à l’étranger. Hans Limon proposera plusieurs portraits de professeurs partageant son expérience d’expatriation et de l’enseignement de la philosophie. Le premier témoignage est celui de Thomas Jesuha, professeur au lycée Franco-Qatarien Voltaire de Doha.
Quand on n’a jamais enseigné qu’en France, la représentation de l’enseignement français à l’étranger peut susciter un certain nombre de fantasmes. Qui sont ces collègues qui vivent désormais une vie exotique et excitante, loin des routines parfois un peu mornes de l’enseignement public en métropole ? Sont-ils riches à présent ? Sont-ils devenus des personnes importantes, forts de compétences rares et recherchées ? Échappent-ils aux difficultés endémiques du système scolaire français, eux qui doivent n’enseigner qu’à un public privilégié ? Passent-ils leurs après-midis, week-ends et vacances à arpenter plages blanches, jungles luxuriantes et rues pleines de gratte-ciels ? Ces clichés se vérifient parfois, mais parfois seulement. Dans la réalité, l’enseignement français à l’étranger recouvre une multitude de situations qui peuvent être aux antipodes (sans jeu de mot) les unes des autres.
Des élèves qui ne partagent pas forcément les mêmes représentations du monde et moraux…
Il faut d’abord comprendre qu’un établissement « français » à l’étranger n’a parfois de français que la langue dans laquelle on y enseigne et le programme qu’on y suit. Certains établissements dits « partenaires » de l’AEFE (Agence de l’Enseignement Français à l’Étranger) ne sont en effet homologués qu’à ces deux seules conditions. Tout le reste est alors laissé à la discrétion de l’administration locale, poreuse aux coutumes locales, aux habitudes de travail et de management, aux pratiques d’organisation scolaire. Cela peut dérouter quand on s’attend à trouver un petit bout de France qu’on aurait simplement déplacé dans un autre pays.
Plus concrètement, il faut savoir qu’en dehors de quelques rares établissements dans les grandes villes-monde, dont le profil sociologique des élèves est particulièrement blanc et dominé par les CSP++, beaucoup d’autres écoles accueillent un public plus ou moins francophone issu de diverses nationalités. Même si cette situation peut en décevoir certains, c’est aussi une formidable occasion d’enseigner face à un public multiculturel, parlant plusieurs langues et porteurs d’autres représentations du monde. C’est justement là que se situe l’une des plus grandes richesses de l’enseignement à l’étranger. En France, enseignant·e·s et élèves partagent pour l’essentiel un même socle d’idées, de représentations du monde, d’habitudes, de repères moraux. À l’étranger, cette connivence implicite se trouve absente la plupart du temps, ouvrant un espace d’échanges et d’interrogations mutuels qui oblige l’enseignant·e à expliciter des éléments de sa pratique qui lui semblaient peut-être évidents. Sur le plan pédagogique, l’enseignant·e a tout à y gagner, car il faut souvent adapter ses méthodes et ses contenus à des élèves allophones ou faire preuve de tact lorsque des sujets sensibles sont abordés, tels que la religion ou des événements historiques encore brûlants. Un tel décentrement enrichit considérablement sa pratique.
… qui peuvent un peu effrayer des professeurs de philosophie
La situation des enseignant·e·s de philosophie, à ces divers titres, n’est pas spécialement différente, car des problématiques sociales, politiques, religieuses, culturelles et existentielles sont aussi soulevées dans des disciplines comme l’histoire-géographie, les langues, les SES. Toutefois, certains aspects propres à la pratique philosophique font saillir des enjeux pédagogiques originaux. Dans de nombreux pays, l’idée selon laquelle la formation scolaire doit inclure le développement d’une pensée critique, libre et éclairée, capable de questionner les préjugés, les traditions et les dogmes, ne va pas toujours de soi. Certes, parvenus en classe terminale, les élèves issus de milieux peu familiers de cet esprit français ont eu le temps d’en assimiler les principes essentiels, mais il reste que la philosophie représente parfois pour eux quelque chose d’encore plus énigmatique que pour les élèves de France. Au premier abord, l’enseignant·e de philosophie qui fait sa première expérience à l’étranger peut avoir une certaine appréhension, notamment dans les pays qui appliquent des règles morales et religieuses strictes. Or l’expérience semble plutôt démentir ces quelques craintes, car l’appétit des élèves pour la réflexion s’en trouve parfois d’autant plus stimulée. Ainsi, en ce qui concerne la religion dont la notion fait partie du programme de philosophie, on peut souvent constater que contrairement aux élèves français qui tendent à partager une forme d’indifférence voire de rejet à l’égard de ces questions, les élèves de l’étranger souvent animés d’une foi s’y adonnent avec passion. Bien sûr, il s’agit de faire preuve de tact dès lors que le pays où l’on se trouve impose aux écoles des normes précises (restrictions sur l’exposition aux images par exemple) ou que le respect de certains tabous s’impose à l’enseignant·e s’il veut conserver la confiance de ses élèves.
Pour finir, il reste un point qui peut surprendre un·e enseignant·e de philosophie qui s’expatrie : la nécessité, sous certains statuts, de compléter son service dans une autre matière. En effet, il n’y a parfois pas assez de classes pour donner un service complet à l’enseignant·e dans sa discipline, et un complément en français notamment s’impose alors. Cette situation est quasiment inconnue en France où la bivalence n’est pas de mise, mais elle est monnaie courante dans les établissements qui ne sont pas directement gérés par l’AEFE. Or, passer d’un public d’élèves à la limite de l’âge adulte à des classes de collège, qui plus est dans une discipline nouvelle, peut relever du défi. Il reste là encore que ce sont ces opportunités qui enrichissent un parcours à l’étranger et permettent à l’enseignant·e de philosophie d’explorer des univers pédagogiques et des publics totalement inédits.
En conclusion, mieux vaut ne pas idéaliser l’enseignement à l’étranger. Il comporte ses propres difficultés et il ne faut pas sous-estimer l’effet de l’éloignement par rapport aux repères habituels de l’enseignant·e Mais si on en accepte toutes les dimensions, il représente une formidable expérience aussi bien professionnelle et personnelle, qu’elle débouche sur une longue carrière hors de France ou qu’elle permette à l’enseignant·e de regarder et pratiquer autrement son métier après son retour.
Thomas Jesuha