Alors qu’une charte du numérique est en discussion, Bruno Devauchelle questionne la pertinence de ce texte « fourre-tout ». Pour le spécialiste du numérique, il aurait été préférable « qu’un vrai travail soit engagé, s’appuyant aussi sur la stratégie … avec l’ensemble de la communauté » pour que s’en dégage « un ensemble de questionnements partagés et surtout d’axes de travail pour situer de manière globale, la place que l’on entend donner au numérique dans l’éducation ».
Les enseignants ont-ils besoin qu’on encadre leurs pratiques ? C’est ce qui transparaît à la lecture d’un texte récent qui se veut référence pour agir dans les établissements scolaires : « Charte pour l’éducation, la culture et la citoyenneté numérique ». La mise en discussion de cette « charte » proposée par la DNE en ce début d’année (qui sera close le 31 mars prochain) fait suite à une présentation qui date de l’été 2022 . Depuis cette date (cf. notre article de l’époque), rien ne semble avoir avancé. Ni en matière de cadre de référence, et surtout pas en matière de documents de mise en œuvre et d’accompagnement. Pour le dire autrement à quoi peut bien servir un tel texte, s’il n’est pas accompagné d’un environnement opérationnel conçu avec les acteurs du quotidien de la classe ? Faut-il penser que cette charte a été construite « hors-sol » ? Au vu de l’argumentaire de présentation du texte on peut le penser, surtout que la consultation engagée viserait à rapprocher ce texte des terrains de sa mise en œuvre. Comment les enseignants, au quotidien, peuvent comprendre cette proposition qui vient en même temps que la stratégie, annoncée par le ministre en janvier et la doctrine, dont la mise en discussion en janvier n’a donné, à ce jour, aucune suite publique ?
Une charte ?
Il faut donc s’interroger d’abord sur le mot « charte » et sur l’intention sous-jacente. Rappelons que, comme dans tous les milieux dans lesquels on utilise ce terme, une charte n’est pas contraignante, sinon cela s’appelle un « règlement », une « loi » etc… Dans le discours de présentation du DNE, on peut lire : »Cette Charte qui se veut à la fois synthétique et danse (SIC dans la transcription) dans son contenu, n’a que peu de valeur en soi » !!! L’ensemble de la présentation met en évidence le risque d’un texte « institutionnel » qui serait surtout un ensemble de bonnes intentions à présenter à nos partenaires européens. Mais les bonnes intentions ne sont pas les actions, mais elles y prétendent. D’ailleurs, les trois parties qui la constituent illustrent ces intentions : 1 – Faire du numérique un espace d’émancipation et d’inclusion, 2 – Faire du numérique un espace de droit, 3 – Faire du numérique un espace de vigilance. Cette formulation pose problème : faut-il entrer par la dimension technique ou par la dimension anthropologique, humaine ? Apparemment les auteurs de ce texte n’ont pas pris l’axe humaniste, mais se sont engouffrés dans « l’évidence technique et économique » du numérique et donc impliquant l’adaptation de la population. Il faut adapter l’humain au numérique et non pas l’inverse ! Il s’agit d’une inversion regrettable qui rappelle aussi les nombreux discours antérieurs sur l’incitation à développer les valeurs républicaines et autres propos qui visent à dire que la population doit s’adapter et non pas l’inverse, ce qui, en démocratie, peut poser problème… Ainsi en serait-il du numérique !
Culture et citoyenneté à l’ère numérique
Il faut ensuite questionner l’objet même de la charte : « pour l’éducation à la culture et à la citoyenneté numériques ». Il aurait été bien plus logique et cohérent de parler de culture et citoyenneté « à l’ère du numérique », car ce libellé laisse supposer un « monde à part ». D’ailleurs, plusieurs publications scientifiques sont critiques sur l’emploi du terme « culture numérique ». Quant à « citoyenneté numérique », c’est l’illustration de cette idée de « monde à part » comme jadis la « netiquette » le laissait entrevoir. On peut avoir l’impression qu’un citoyen serait différent selon les contextes alors qu’en réalité, comme pour la culture il y a continuité et imbrication : la dimension pervasive et de perturbateur endocrinien obligent à ne pas séparer le numérique de l’ensemble de la problématique citoyenne et culturelle.
Un texte fourre-tout ?
C’est en entrant dans chacun des quatorze items de cette charte que l’on peut mieux comprendre ce que signifient les termes « culture » et « citoyenneté ». Nous invitons les lecteurs à les parcourir attentivement pour en mesurer les « évidences ». Sorte de fourre-tout de bonnes intentions, le texte ramasse de nombreux écrits que l’on retrouve dans la sphère médiatique et dans l’espace de vulgarisation scientifique. Pour le dire autrement, aucun de ces items ne fâchera, mais surtout, il sera un peu comme jadis pour les bonnes intentions du monde catholique, un art de dire, mais pas un art de faire.
La forme éditoriale et graphique de cette charte fait aussi penser à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il ne manque à la charte que l’archange présentant ce texte en tête de document pour lui donner sa légitimité ! Toutefois, la déclaration des droits de l’homme est d’abord centrée sur l’humain ! La mise sous forme de quatorze articles fait donc penser à ce même type de texte qui se veut référence, mais dont la mise en œuvre concrète n’est pas aussi simple. Mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est l’émanation principalement du peuple et donc elle est censée rapprocher l’ensemble des humains dans un dessein commun. Mais restons modeste, cette charte n’aura pas cette force, d’autant plus qu’elle aborde aussi bien les grandes valeurs de la République que les préconisations aux familles dans un même élan.
Peut-on contribuer ?
Nous vous invitons bien sûr à contribuer en ligne à la « critique » de ce texte. Malheureusement les cinq minutes pour répondre à ce questionnaire visent à » à recueillir vos retours et vos besoins pour en assurer la bonne compréhension et la mise en œuvre concrète au bénéfice des élèves« . Autrement dit à accepter telle quelle la charte. Mais aussi à demander que l’opérationnalisation soit assurée, car les concepteurs de ce texte n’ont pas effectué ce travail d’intégration des « utilisateurs » en amont de l’écriture. Et bien sûr, le questionnaire ressemble déjà davantage à un questionnaire de satisfaction qu’à un appel à contributions concrètes… Ce qui aurait dû être fait, en amont de l’écriture, c’est de partir de situations concrètes pour élaborer des pistes d’action et donc d’en dégager les axes de référence. On s’étonne d’ailleurs d’un bruit de vademecum qui serait produit cette année… mais dont on ignore les contours à ce jour…. Ce qui a été fait, c’est qu’un cénacle de responsables et de politiques ont voulu tenter de combler le vide de sens qui accompagne depuis plus de quarante ans le déploiement du numérique sans prendre véritablement en compte les analyses existantes et les pratiques effectives.
Nous souhaitons que cette charte soit mise de côté et qu’un vrai travail soit engagé, s’appuyant aussi sur la stratégie (présentée en janvier 2023) mais pas uniquement, avec l’ensemble de la communauté (une sorte d’États Généraux de l’Éducation dans un Monde Numérique). Pourrait ainsi se dégager réellement un ensemble de questionnements partagés et surtout d’axes de travail pour situer de manière globale, la place que l’on entend donner au numérique dans l’éducation. Dommage que ce texte ne soit pas à la hauteur de ce qu’on aurait pu espérer…
Bruno Devauchelle