Réjouissons-nous ! Il est aujourd’hui à nouveau possible de découvrir –ou de revoir- avec une jubilation admirative une fiction étonnante dotée du pouvoir magique de retrouver le passé en reliant les fragments épars des souvenirs d’enfance par des voix venues d’autrefois et chantant a capella. Et ce, grâce à « Distant Voices, Still Lives » du cinéaste, scénariste et auteur dramatique britannique Terence Davies. Couvert de récompenses et d’éloges à sa sortie en 1988, le film, à nouveau disponible dans une superbe version restaurée, inspirée de l’enfance de l’auteur, née de parents ouvriers, frappe par l’audace envoutante de ses partis-pris misant essentiellement sur la puissance des chants. Unifiée par les airs populaires chantés les fragments de mémoires surgissent comme des tableaux et font renaître une époque, des amours et des haines, des joies et des peines englouties. Savourons donc « Distant Voices, Still Lives », ode magnifique (et mélodramatique) à la culture de la classe ouvrière britannique dans le Liverpool des années 40-50, où le réalisateur a grandi et saluons cet hommage vibrant à sa famille et à sa mère ‘courage’ en but à la violence du père. Mais aussi ces tendres portraits de jeunes femmes pomponnées à souhait et épouses maltraitées, la tête remplie de rêves joyeux , aspirant à un bonheur impossible, alors sous le joug d’une société inégalitaire et machiste, de jolies filles souriantes, assez généreuses face à des maris et mâles dominants pour chercher encore la douceur et l’amour.
Chants des ouvriers anglais des années 50, souvenirs retrouvés d’un passé englouti
Dès les premières minutes, nous entrons dans une autre dimension (temporelle) et voyons nos habitudes esthétiques chamboulées. Grondement du tonnerre. Pluie qui tombe dru. Long plan fixe sur une petite maison en briques brunes et voix du speaker égrainant le bulletin météo à la radio. Une voix féminine s’élève sans que nous en voyons la source et chante ‘j’ai toujours le blues quand il pleut’…Et l’émotion affleure. Calmement la caméra se déplace vers une fenêtre et ses rideaux de voile en un plan fixe tandis que la voix off, déchirante, évoque ’un homme qui rôde…et qui [lui] a brisé le cœur’.
A l’intérieur, en bas d’un étroit escalier en bois, quelques plans plus tard, le père en crise de colère incontrôlable frappe la mère en vociférant ; le corps de celle-ci restant hors champ dans la pénombre, des larmes contenues se faisant entendre dans le silence. Et dans le plan suivant le père en pyjama rayé émettant un râle sifflant, visiblement à l’agonie.
Changement de registre complet et autre fragment de temps dans les plans suivants. Deux jeunes filles en robes claires bouffantes à la tenue raffinée jusqu’au moindre détail des coiffures apprêtées aux colliers de perles ou aux boucles d’oreilles larges et nacrées fument une cigarette sur le pas de la porte, sourire aux lèvres (maquillées) et air désinvolte jusqu’à ce que le Père frappe au carreau de l’intérieur de la porte d’entrée et exige d’une voix d’ogre le retour de l’une, laquelle s’exécute sans tarder.
En bref, nous comprenons bien vite le risque pris par le cinéaste dans cette entreprise originale : les chansons et les voix, individuelles ou collectives, sont le socle de la mémoire ; les souvenirs reviennent par fragments comme des ‘flashs (backs) vivifiés par la musique humaine et les airs populaires chers aux ouvriers de Liverpool des années 40-50 et qui soudent leur communauté de destin.
A la maison, lors des noces (toutes les filles sont vouées au mariage) ou dans les pubs, les occasions de chanter ne manquent. Et la caméra s’attarde parfois en de lents travellings latéraux sur les visages, jeunes ou vieux, féminins ou masculins, de ceux qui reprennent ensemble des airs connus de tous, célébrant les grands sentiments, les amours, les chagrins et les deuils marquants de la vie.
‘Voix lointaines’, ‘Vies immobiles’ ou ‘natures mortes’
Ainsi pourrait-on transposer en Français les titres des deux parties composant la fiction dans son ensemble. Terence Davies ne s’appuie pas seulement sur les mélodies ouvrières pour raviver des pans entiers d’un passé révolu, celui de son enfance à Liverpool, celui d’une famille dominée par la violence et l’arbitraire du Père, soutenue par l’abnégation et l’affection indéfectible de la Mère, des bribes d’un mode vie et d’une culture ouvrière dissoute. Outre les chansons portées a capella par des personnages féminins surtout, masculins parfois (et que Terence Davies regarde en plans fixes avec un léger détachement n’excluant pas l’empathie comme on regarde ses propres origines), il confère à ces airs le pouvoir de constituer le tissu narratif d’une fiction sans repères chronologiques, comme s’il alignait sa mise en scène sur le mécanisme de la mémoire et les façons dont l’inconscient remonte à la surface.
Il conjugue ce procédé musical, véritablement ‘choral’, à une mise en scène rapprochant cinéma et peinture.
Certaines images cadrées comme des photographies de famille avec des ‘modèles’ en tenue soignée, et en plans fixes, se mettent à bouger légèrement à la manière de tableaux qui s’animent au point que des personnages sortent du cadre pour ‘vivre’ un autre moment de leur vie.
Loin de la comédie musicale enjolivant la (triste) existence, aux antipodes des drames au rythme endiablé, Terence Davies façonne ici une fiction originale, convoquant la culture populaire du monde ouvrier d’où il vient avec des influences photographiques et picturales plus contemporaines qu’il réinterprète avec les moyens de l’art cinématographique.
Au bout du compte, sa démarche esthétique nous touche en plein cœur. « Distant Voices , Still Lives » ressuscite un monde englouti, faisant écho avec l’enfance de chacune et chacun d’entre nous, un pays imaginaire, recomposé où se perdre et se retrouver.
Samra Martine Bonvoisin
« Distant Voices, Still Lives », un film en copie restaurée de Terence Davies-sortie le 22 mars 23
Léopard d’or, Festival de Locarno, Prix de la critique Cannes, Sélection Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 1988