Les toilettes. On connaissait les différents rapports et études qui pointaient leur état, l’insécurité que certains élèves y ressentent, le manque d’intimité aussi … mais « Les petits coins de l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires » – livre écrit par Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin et Pascale Garnier – aborde sous un nouvel angle cet élément essentiel de tout bâti scolaire. Quel place ce lieu central de l’École joue-t-il dans la socialisation des élèves ? Genres et rapports de domination s’y construisent au quotidien selon l’étude des quatre chercheurs.
Les quatre chercheuses et chercheurs appartiennent au laboratoire Experice dont le projet scientifique met l’accent sur les apprentissages en situation non formelle. Lucette Colin est psychologue clinicienne, docteure en psychanalyse. Elle a été maîtresse de conférences au département des sciences de l’éducation de l’université Paris 8. Pascale Garnier est sociologue, professeur en sciences de l’éducation, co-responsable du parcours de master Métiers de la petite enfance à l’Université Sorbonne Paris Nord. Gladys Chicharro est ethnologue et sinologue, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation. Aymeric Brody est sociologue et enseignant. Leur étude est basée sur une enquête qualitative qui a duré plus de quatre ans.
Pourquoi un livre sur les toilettes?
Il y avait déjà quelques très rares travaux sur les toilettes scolaires en France, mais toujours dans une approche hygiénique et normative qui laisse entière la question de l’expérience des toilettes dans le vécu scolaire des enfants et des jeunes. Cette question ne semblait pas digne d’intérêt, voire être l’objet d’un tabou. Pourtant, après un moment de rire ou de gène quand nous leur présentions le sujet de notre recherche, nos interlocuteurs reconnaissaient très vite son importance. Notre objectif est ainsi d’investiguer tout un pan de la vie des enfants et des jeunes dans l’institution scolaire qui se joue en marge, dans les coulisses pour ainsi dire, de la transmission des savoirs dans la classe. Les toilettes scolaires sont un lieu particulièrement fascinant par tous leurs paradoxes et ambiguïtés, entre évitement et attraction, un puissant analyseur de l’institution scolaire.
Dès la maternelle, les toilettes sont un lieu à fort enjeu?
L’originalité de notre recherche tient aussi à un travail d’enquête qualitative réalisé à tous les niveaux de scolarisation, avec des méthodologies plurielles pour saisir les points de vue et expériences des enfants et des jeunes : depuis l’entrée en école maternelle jusqu’aux classes terminales du lycée, en passant par l’école élémentaire et le collège. Même si notre enquête n’a pas pu multiplier les établissements scolaires, elle montre bien que chaque niveau de scolarité présente des spécificités et des enjeux particuliers. C’est vrai pour la petite section où les enfants découvrent les toilettes collectives dans des espaces ouverts et mixtes, pour l’élémentaire où les toilettes deviennent des espaces clos par des portes ; puis en collège, où notre enquête analyse de fortes tensions entre jeunes et adultes, enfin en lycée, où cette question semble se pacifier davantage.
Un lieu d’assignation à un genre?
Notre recherche privilégie les questions suivantes : quels espaces et objets matériels propose-t-on aux enfants, selon leur âge, leur sexe alors que le droit à l’intimité leur est désormais reconnu. Et comment ces derniers investissent-ils (ou pas) ces lieux et ces objets, quelle sociabilité y développent-ils sous le regard de l’adulte ou au contraire à l’abri de celui-ci ? Comment les corps des enfants et leurs besoins physiologiques sont-ils gérés de la maternelle au lycée dans un contexte d’inquiétude lié à la pédophilie ?
À travers cette série de questions, celle du genre se révèle bien évidement centrale, dans ce lieu qui, à partir de l’école élémentaire, devient le seul espace « non mixte » dans la plupart des établissements scolaires mixtes avec des toilettes pour filles et garçons, ce qui peut d’ailleurs être dénoncer par les LGBT.
Un lieu où les représentations genrées se construisent?
Les toilettes scolaires sont un lieu où en effet se construit et se cristallise la binarité du genre : non seulement en termes de représentations mais aussi de performances, à commencer par l’importance d’une culture matérielle distincte pour les filles et les garçons qui assigne aux unes et aux autres des techniques du corps distinctes. Ces « performances » genrées passent notamment par l’affirmation de différentes formes de sociabilité, mais aussi par des assignations différenciées du « propre » et du « sale » selon le genre qui fait l’objet de vifs débats entre jeunes dès l’école élémentaire.
Un lieu où finalement se construisent très tôt les rapports de domination ?
Oui, il y a bien des rapports de domination qui se jouent dans les toilettes scolaires, mais ceux-ci sont multiples, enchevêtrés, non univoques et variables selon les niveaux de scolarité. Outre la domination de genre, il faut penser à des dominations selon l’âge : entre « petits » et « grands » au sein de chaque établissement. Domination fondamentale aussi entre enfants et adultes où s’entrecroisent « stratégies » des adultes pour le contrôle de ces espaces et « tactiques » des enfants et les jeunes pour leurs réappropriations plurielles. Il faut compter aussi avec une multiplicité de tensions entre adultes (enseignants, parents, Atsem, agents d’entretien, collectivités locales, personnels de « vie scolaire » dans le secondaire, etc.), qui, de près ou de loin, ont affaire aux toilettes de l’école. Au bout du compte, si nous ne livrons pas de « recettes », ni de préconisations, cet ouvrage précise des défis majeurs auxquels l’école est confrontée, à l’heure où le souci du « bien-être » des enfants et des jeunes gagne du terrain.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
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