« Le XXIe siècle sera peut-être un moment de bascule dans la manière de penser une « École des émotions » ». Pour Jérôme Visioli (Staps Rennes II), le moment est venu de faire entrer les émotions par la grande porte dans la formation des enseignants. C’est la thèse portée par le numéro 176 d’Administration & éducation, la revue de l’AFAE, coordonnée par J Visioli, Oriane Petiot (UBO) et Monique Chestakova (proviseure). Les émotions ne sont pas de simples leviers mais une « finalité » de l’Ecole; Le numéro invite à penser « une école des émotions » qui est bien dans l’air du temps. Reste que l’Ecole, si elle se veut émancipatrice, doit être avant tout le lieu de l’apprentissage de la Raison. L’enthousiasme pour l’amour des élèves doit bien se décoller des tentations de la séduction…
Les émotions, finalité de l’école ?
« Le moment est venu pour l’institution scolaire de s’emparer de la question. J’espère que mon livre va faire bouger les représentations », nous disait Maël Virat en avril 2019. Son livre (Quand les profs aiment les élèves, Odile Jacob) a bien été pionnier. Et son travail trouve dans ce numéro d’Administration & éducation (176) un singulier écho. Le numéro défend la thèse d’une « école des émotions » sans réel débat.
« Les émotions apparaissent non seulement comme des leviers à exploiter, mais aussi comme une véritable finalité à travers l’émergence du plaisir de pratiquer, de la joie d’apprendre et d’une passion pour la culture« , écrit J Visioli. « Les émotions se situent à l’interface des apprentissages des élèves et de l’activité de l’enseignant, notamment en termes d’intelligence émotionnelle… Longtemps, la crainte d’une prise en compte des émotions à l’École a reposé sur le risque d’une réduction de la place accordée aux savoirs à enseigner. La pédagogie s’opposerait alors à la didactique comme les émotions à la raison. Les travaux les plus récents soulignent au contraire à quel point le rapport au savoir est aussi (voire surtout) affaire d’émotions. Les difficultés d’apprentissage ne reposent pas uniquement sur des problématiques de compréhension, mais aussi sur des résistances affectives« .
Repenser le métier enseignant
Du coup, la finalité émotionnelle de l’Ecole invite à repenser le métier enseignant. « L’enjeu pour l’enseignant est de penser comme un designer, en travaillant à concevoir des environnements scolaires en fonction des émotions susceptibles d’émerger pour favoriser l’engagement et les apprentissages« , écrit toujours J Visioli. Avec G Espinosa (Université de Lorraine), il pointe « l’enjeu de ne pas sous-estimer l’importance des émotions dans les apprentissages scolaires et de porter attention, à la fois, aux troubles émotionnels et à la peur d’apprendre, au « plaisir d’apprendre » et à « la saveur des savoirs ». Nous abordons alors la question des émotions, et de leur rôle, dans le rapport au savoir des élèves, nous interrogeant sur le rapport émotionnel au savoir de l’élève et soulignant la pertinence de prendre en compte les émotions de l’élève dans son rapport au savoir« . Didier Delignères, qui vient lui aussi de l’EPS, « trace les contours d’une pédagogie de la passion, susceptible de modifier profondément le rapport des élèves aux savoirs« . Pour lui c’est la garantie de « l’approfondissement des acquisitions« .
La fatigue émotionnelle des enseignants
Oriane Petiot et Gilles Kermarrec (sciences du sport et de l’éducation, UBO) dévoilent le travail émotionnel des enseignants. « Un jour, j’étais au bord des larmes parce que je me sentais en échec avec la classe ! Je leur ai dit que je n’étais pas un robot, qu’il y avait de l’humain en face, et que je vivais mal la situation… Silence de mort durant mon intervention… La séance s’est déroulée finalement comme sur des roulettes !! », raconte une enseignante. « Les dimensions cognitives et réflexives ont toujours pris le pas sur les composantes émotionnelles du métier, alors que l’enseignement est abondamment imprégné d’émotions. Il en résulte un sentiment récurrent de décalage entre les attentes perçues au sein des formations et la réalité du métier, dès lors que les jeunes enseignants passent « de l’autre côté de la barrière »« , expliquent Oriane Petiot et Gilles Kermarrec. Danièle Ruaud , psy EN, revient pour sa part sur le stress des enseignants. « La pression exercée sur les professionnels, les conditions de travail dégradées, les réformes imposées sans concertation ni réelle connaissance des problématiques de terrain épuisent et découragent les enseignants. On leur confie la mission de faire réussir les élèves. La prise en compte du stress ressenti par les enseignants et l’allègement des facteurs qui le provoquent sont le prix à payer pour que l’École devienne efficace et authentiquement bienveillante ».
Dewey ou Durkheim ?
La conclusion semble donnée par Denis Meuret. Il oppose une école nord américaine, héritière de Dewey, ouverte aux émotions à une école française, tout en méfiance, héritière de Durkheim selon un schéma dont il est familier. D’un coté une Ecole ouverte au monde et aux parents, de l’autre une Ecole encroutée et en échec.
Si l’Ecole ne peut effectivement pas ignorer les émotions, elle doit pourtant viser l’émancipation de l’élève. Ce qui passe par l’autonomie par rapport aux émotions familiales et, encore plus, la séduction que peut exercer l’enseignant. La relation pédagogique doit viser l’entrée dans la rationalité. L’émotion peut y aider ou au contraire l’empêcher. C’est là le quotidien du travail des Rased par exemple. C’est aussi celui que M. Virat donne à « l’amour compassionnel » des enseignants.
François Jarraud
Administration & éducation 176 : le sommaire
M Virat : Faut-il aimer ses élèves ?