Henri Wallon est un nom connu de la majorité des Français, mais qui était-il et en quoi son action influe encore aujourd’hui sur l’École ? Dans le livre « Henri Wallon. Textes choisis et présentés », Jean-Yves Rochex, Stéphane Bonnéry et Régis Ouvrier-Bonnaz présentent six textes qu’Henri Wallon avaient publié dans la revue « La pensée » entre 1945 et 1960. Des textes qui éclairent sur l’œuvre du philosophe, psychologue et homme politique. Une œuvre qui est « un exemple très riche de dialogue exigeant entre la psychologie et les autres disciplines (philosophie, biologie, sociologie…), et qui déploie une pensée qui va à l’encontre de tous les réductionnismes aujourd’hui dominants ». Jean-Yves Rochex répond aux questions du Café pédagogique.
Pourquoi avoir choisi ces six textes ?
Cette initiative vise plusieurs objectifs. D’une part faire mieux connaître l’œuvre de Wallon, trop méconnue malgré le renom de son auteur. D’autre part, montrer le soubassement philosophique de son travail et le lien entre ses engagements politiques et son œuvre scientifique et théorique. Enfin, revenir sur les origines et l’histoire intellectuelle de la revue La pensée qui, dès sa création, se voulait « revue du rationalisme moderne ».
Le projet de cette revue fut, selon l’expression de Wallon, à la fois « la conséquence et l’instrument » d’un mouvement plus vaste qui a conduit, dans l’entre-deux-guerres, nombre de savants et intellectuels français à se réunir au sein du « Cercle de la Russie neuve » pour approfondir chacun pour sa discipline les rapports de questionnement et d’enrichissement mutuels possibles entre ses recherches et ce que Wallon nommait « la mentalité marxiste », tout en inscrivant ce dialogue exigeant dans la continuité et le renouvellement de la pensée rationaliste héritée de Descartes, des Lumières et de l’Encyclopédie. Un tel souci de dialogue et de synthèse était – pour Wallon et nombre des savant engagés dans cette aventure, membres ou compagnons de route du Parti communiste – éloigné de tout raccourci et de tout projet d’application du marxisme, ou d’une idéologie d’État ou de parti au travail scientifique ou à la réflexion philosophique. Loin de tout dogmatisme ou de toute inféodation, Wallon revendique « l’indépendance idéologique du savant », mais une indépendance qui se nourrit de son ouverture aux autres activités sociales. Une telle conception heuristique et non dogmatique du travail intellectuel et du marxisme sera source de tensions et controverses, voire de conflits ouverts ou feutrés, avec la version dogmatique stalinienne qui s’affirmera progressivement en URSS et au sein du PCF, tensions et conflits entre engagement politique et exigence intellectuelle dont nous rendons compte concernant Wallon.
Mais qui est Henri Wallon ?
Né en 1879, agrégé de philosophie, Wallon devient, après des études de médecine, enseignant à l’Institut de psychologie de l’Université de Paris. Il fonde en 1922 un laboratoire de psychobiologie de l’enfant, et sera nommé en 1937 Professeur au Collège de France, sur une chaire Psychologie et éducation de l’enfance, dont il sera suspendu durant l’Occupation. Ayant participé à la création du GFEN en 1921, il en sera Président de 1946 à 1962. Très tôt engagé dans la Résistance, il sera, en août 1944, nommé Secrétaire général de l’Éducation nationale, chargé de remettre en ordre le Ministère de l’Éducation. Il sera un membre très influent de la Commission pour la réforme de l’enseignement, dont il assurera la présidence après la mort de Paul Langevin, et dont le rapport, plus connu sous le nom de Plan Langevin-Wallon, demeure un document de référence pour toute réflexion sur la démocratisation de l’enseignement. Il donnera de très nombreuses conférences et publiera de nombreux articles dans des revues syndicales ou professionnelles du domaine de l’éducation, et assumera d’importantes responsabilités dans nombre d’associations ou institutions de ce champ.
Mais ses multiples engagements dans les affaires de la Cité, notamment sur les questions et politiques d’éducation, ne sont pas extérieurs à son travail de psychologue. Ils découlent au contraire de la manière même dont il conçoit son objet, le psychisme et son développement.
C’est-à-dire ?
Se produisant à l’articulation et dans la contradiction entre le biologique et le social sans jamais ne se réduire ni à l’un ni à l’autre, le développement, pour Wallon, résulte de la transformation des rapports d’échanges entre le sujet et son, ou plutôt ses milieux. Cette transformation et la pluralité de ses milieux de vie permettent au sujet de « réduire par degrés sa dépendance » à l’égard des choses, des personnes et des situations. Dès lors, comprendre et faciliter le développement nécessite non seulement de comprendre et d’agir en direction des sujets et de leur psychisme, mais aussi de comprendre les milieux dans lesquels ils sont amenés à agir et penser – en premier lieu pour les enfants, la famille et l’école – et d’œuvrer à leur transformation. D’où l’engagement durable de Wallon en faveur de la transformation de l’école, de son héritage et de sa culture, tout à la fois élitistes et dogmatiques, dans une visée de démocratisation qui ne se réduit ni à l’accès de tous à un système éducatif – ou à un enseignement secondaire – qui demeurerait inchangé, ni à « l’égalité des chances » conçue essentiellement comme élargissement de l’accès aux « élites », et non comme conjuguant, pour tous, exigence de culture et exigence de justice. Critiquant les promoteurs d’une « égalité des chances » qui se préoccupent plus de savoir « qui jouira du privilège » – et d’en élargir quelque peu l’accès – que « de faire que le privilège devienne le sort commun », Wallon envisage « la réforme démocratique de l’enseignement sous une forme beaucoup plus générale », comme contribuant tant au développement de tous qu’à « abolir petit à petit les différences qui existent entre deux sociétés superposées » : « ce n’est plus d’élites dirigeantes et profiteuses qu’il est question, écrit-il, mais de chacun dans la dignité de sa personne et de son rôle professionnel et social ». Propos qui n’ont rien perdu de leur pertinence et de leur actualité aujourd’hui, où nos « élites » dirigeantes voudraient nous faire croire que mobilité sociale serait synonyme de démocratisation.
Et donc quels sont ces six textes ?
Tout d’abord, ce ne sont pas des textes de spécialiste de la psychologie, La Pensée étant une revue généraliste et non une revue de psychologie.
Le premier de ces textes est un témoignage, publié en 1961 dans le numéro 100 de la revue, sur le contexte et le projet intellectuel qui ont présidé à la création de La Pensée, revue visant à promouvoir une approche matérialiste de la connaissance, qui décloisonne les approches disciplinaires et fasse dialoguer les sciences de la nature avec celles de la condition historico-sociale de l’homme. Cette visée est au cœur du texte suivant, « Pour une Encyclopédie dialectique. Sciences de la nature et Sciences humaines », qui est le texte du discours prononcé par Wallon en 1945 lors du lancement d’un projet d’Encyclopédie de la Renaissance française, qui ne verra jamais le jour. Vient ensuite un texte de 1947, « Qu’est-ce que la filmologie ? », consacré au cinéma, auquel Wallon s’intéresse de près – jusqu’à collaborer avec Fernand Deligny qui utilise le cinéma dans son travail auprès d’adolescents délinquants, à la fois pour ses aspects techniques et artistiques, pour sa réception et sa compréhension par les spectateurs et pour les effets en retour qu’il produit sur leurs rapports au temps et à l’espace comme sur la mise en forme de leurs sentiments. Le texte suivant, « La psychologie de Descartes » est celui d’une conférence donnée par Wallon en 1946, à l’occasion du 350ème anniversaire de Descartes. Plus qu’au Discours de la méthode et à une conception trop étroitement rationaliste de l’œuvre de Descartes, Wallon s’y intéresse au Traité des passions. Il y montre que, si l’approche de Descartes repose sur une théorie dualiste, le souci de celui-ci de penser les passions comme « ce qui unit l’âme au corps, c’est-à-dire au monde matériel, à la réalité extérieure », témoigne d’une insatisfaction à l’égard de ce dualisme et d’une « avance sur nombre de ses successeurs ». On retrouve là le souci de Wallon de ne jamais séparer les composantes cognitive et affective du développement et de penser leurs rapports de manière dialectique. Vient ensuite le texte de l’intervention de clôture de Wallon à un colloque consacré en 1954 à Lénine philosophe. En plein contexte de guerre froide, Wallon y répond à une intervention de Lucien Sève critiquant la tentation de nombreux marxistes de ce temps de faire de la psychologie de Pavlov – ou du behaviorisme – la seule voie possible pour échapper à l’idéalisme en psychologie. Si Wallon semble y défendre le travail de Pavlov, c’est en le « wallonisant » et en le mobilisant pour argumenter ses propres positions scientifiques et philosophiques et sa conception du développement du psychisme comme résultant de « l’emmaillage » du biologique et du social, et par là, pour défendre l’unité de la psychologie, entre sciences de la nature et sciences sociales. Ce souci de penser « l’unité et la continuité des faits psychologiques », et le psychisme comme unité intégrative mais non homogène, et, pour cela, de faire dialoguer, se compléter et s’interroger les divers courants théoriques en psychologie, se retrouve au cœur du dernier texte de ce recueil, publié en 1959, et intitulé « Du behaviorisme à la psychologie de la motivation ».
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Henri Wallon dans La Pensée », Textes choisis et présentés par Régis Ouvrier-Bonnaz, Jean-Yves Rochex et Stéphane Bonnéry.
ISBN : 9782492908200