A quelles conditions bâtir une nouvelle vie en France pour une mère seule arrivée de Côte d’Ivoire avec deux de ses enfants à la fin des années 80 ? Comment se tissent (et se détricotent) les liens familiaux quand on vient d’ailleurs pour s’installer dans l’Hexagone ? Avec « Un petit frère », son deuxième long métrage, présenté en Sélection officielle au dernier Festival de Cannes, après « Jeune femme » (Caméra d’or, Cannes 2017), Léonor Serraille emprunte encore le chemin d’un réalisme sensible et subtil en passant du portrait à fleur de peau d’une héroïne radicale à la chronique sociale sur une trentaine d’années d’un trio familial en quête d’enracinement, une petite troupe menée par une mère bien décidée à faire table rase du passé.
La cinéaste Léonor Serraille prend le temps de regarder avec humanité et intelligence le quotidien banal et tourmenté de Rose et de ses fils, Jean et Ernest, conférant à chacun tour à tour à tour le statut de protagoniste. L’originalité de la mise en scène en forme de triptyque permet à « Un petit frère » d’appréhender finement la complexité des personnages en transformation et de dessiner pour nous les contours changeants d’un destin familial incertain et d’une liberté singulière pour chacun en son sein. Beau travail, à rebours des assignations en tous genres.
Rose et ses deux fils, une famille, d’ailleurs à ici, vaille que vaille
Beau profil sculpté, silhouette altière, pas rapide, Rose (Annabelle Lengronne, comédienne puissante au registre infini) descend de l’avion en provenance de la Côte d’Ivoire, avec deux de ses fils de 13 et 5 ans, et la perspective d’une autre vie à bâtir en France. Direction : la banlieue parisienne où famille et proches réorganisent l’espace pour accueillir au mieux les nouveaux résidents, lesquels prennent peu à peu leurs premiers repères, fragiles.
Et les désirs de Rose émergent sous nos yeux au fil des travaux et des jours. Elle, femme de ménage hyperactive, veut l’indépendance financière, affective et sexuelle et l’excellence scolaire, vecteur indispensable d’ascension sociale, pour ses enfants, Jean et Ernest (les deux autres fils sont restés au pays natal et le père ne fait pas partie du ‘paysage’…). Aussi suivons-nous au quotidien la vie difficile de travailleuse dynamique (gardant son quant-à-soi, attentive aux enfants, entre vigilance et abandon dans ses relations amoureuses avec ses amants successifs). Elle ne tarde pas, narquoise, à démasquer la désinvolture de Jules César (Jean-Christophe Folly, au jeu très convaincant), bavard et peu responsable, candidat potentiel à un compagnonnage protecteur encouragé par les Africains de l’entourage.
Belle et fugitive rencontre en revanche avec un travailleur d’origine tunisienne, sur les toits dominants la capitale, un amoureux sans contrat, obligé de la quitter pour rejoindre Marseille, réduisant ce commencement romanesque à une triste liaison éphémère. Mais Rose, allant toujours de l’avant en terre inconnue, ne discerne pas la menace que représente la proposition d’un Français, en couple par ailleurs, de déménager à Rouen avec ses fils pour y vivre avec lui une relation ‘à temps partiel’ et une amère désillusion puisque l’individu en question finit par l’abandonner.
Jean et Ernest face aux alea de la vraie vie, destins croisés
Rose ne consent pas à la résignation ni pour l’avenir de ses enfants ni pour sa propre trajectoire, portée par l’irréductible désir d’émancipation. Mais dans ce pays où elle choisit de venir la bienveillance cohabite avec l’inhospitalité voire le racisme manifeste. L’attirance que son personnage suscite en nous vient du courage (en acte, sans déclaration grandiloquente) qu’elle déploie continuellement et de l’ambition qu’elle affiche pour ses fils.
Quels enchaînements de circonstances, quel engrenage d’obstacles la conduisent-ils à un retour en Afrique ? Quelle amertume, quel désordre intime amènent-ils Jean (Stéphane Bak, interprète remarquable), élève à la scolarité exceptionnelle, une fois devenu adulte, au même mouvement de retour ? Qu’en est-il du devenir d’Ernest (Ahmed Sylla, comédien au jeu tout en finesse), le cadet au tempérament moins volcanique, très sensible cependant au départ déchirant de son aîné, Ernest resté en France et installé comme professeur de philosophie ? A quelle communauté, à quel pays, à quelle famille se rattache chacun des protagonistes de cette histoire subtile qui interroge les définitions figées des êtres et des positions, des nations et des territoires. Aussi « Un petit frère » drame individuel et collectif, traversé d’éclats de joie vibrante et de déchirements indicibles, actualise-t-il avec justesse les échecs et les réussites des aspirations à l’intégration et à l’émancipation chez celles et ceux venus d’ailleurs pour les incarner en France.
Poursuivant les voies déjà explorées, entre autres, par des cinéastes français, ses ainés, comme Philippe Faucon (« Fatima », 2016, « Amin », 2018) ou Guillaume Brac (« L’Ile au trésor », 2016, « A l’abordage ! », 2018), la réalisatrice Léonor Serraille revendique avec délicatesse de placer dans la lumière ces ‘héros de l’intégration invisible et silencieuse ‘. Mission accomplie avec retenue et intelligence.
Samra Bonvoisin
« Un petit frère », film de Léonor Serraille-sortie le 1er février 2023
Sélection officielle Cannes 2022, Prix d’interprétation féminine (Annabelle Lengronne) & Prix de la meilleure photographie (Hélène Louvard), Les Arcs Film Festival, Prix CST des décors (Marion Burger) 2022