Depuis quelques semaines, le débat sur l’enseignement de l’orthographe tourne essentiellement autour de la dictée, ou plus exactement des dictées, tant les initiatives sont nombreuses dans ce domaine. Comme s’il s’agissait-là d’une panacée, du seul moyen d’enseigner l’orthographe. Quelques voix s’élèvent bien ici ou là qui soulignent les limites de telles approches, mais sans grand écho tant le culte de la dictée est solidement installé, au sein de l’école comme au-dehors. Le ministre de l’Éducation nationale semble lui-même céder à ladite influence, en prônant la dictée quotidienne, à l’instar de ses prédécesseurs. Une option qui, par sa répétition même, devrait amener à s’interroger sur la portée du remède.
Tout ou presque a été dit sur cette fameuse dictée, sur sa fonction sommative et sur ses variantes. Un point n’a cependant pas été suffisamment évoqué qui permettrait de relativiser sa portée : un fonctionnement cognitif antithétique de la démarche de production écrite. Celui ou celle qui écrit se trouve en effet rarement en situation de se voir dicter un texte. Il s’agit au contraire de donner une forme graphique à des idées et non pas de transformer des images sonores en traces graphiques. La moindre conscience écologique d’un tel phénomène devrait par conséquent inciter à construire une pédagogie adaptée de l’orthographe. Ce que nous souhaitons suggérer ici, en quelques lignes.
Une pédagogie de l’orthographe digne de ce nom devrait commencer par la production d’un texte, de quelque nature que ce soit. Un domaine qui mériterait un développement à lui seul. Cette production a pour but, en l’occurrence, de fournir une base graphique qui, au passage, permet d’évaluer les compétences des élèves en la matière. Contrairement à l’artéfact de la dictée, ce type d’approche a le mérite de simuler une situation sociale et, en même temps, de fournir un corpus écrit à partir duquel il devient possible de construire une pédagogie de l’orthographe. C’est en effet à partir de ces textes que les enseignants pourront organiser des détours didactiques, des « décrochages » inspirés par les points fautifs desdites productions.
Sur cette base, un travail systématique peut alors s’engager, qu’il s’agisse de courtes recherches proposées aux élèves ou d’interventions dirigées de la part des enseignants. Dans ce contexte, le recours à des progressions peut s’avérer très utile, tous les élèves n’étant pas en mesure de maitriser n’importe quel aspect de l’orthographe.
Il importe alors de distinguer orthographes lexicale et grammaticale. La première est en effet étroitement dépendante du vocabulaire connu et de l’expérience sociale ou livresque des élèves. C’est la connaissance du monde, via la mémoire épisodique, qui permet de distinguer efficacement les homophones hétérographes lexicaux – « pain » vs « pin », « encre » vs « ancre ». En revanche, l’orthographe grammaticale relève d’une connaissance de la langue, de mécanismes cognitifs qui passent par des opérations linguistiques telles que la commutation. Le recours à la phonographie peut alors s’avérer particulièrement utile. Ainsi, plutôt que de recourir au discours classique du métalangage, coûteux mais peu productif, le meilleur moyen d’accorder des participes passés en « é », ou des infinitifs en « er », c’est de les remplacer par des équivalences sensibles à la variation phonique. « Il est allé » / « il est parti » ; « il faut chanter » / « il faut courir ». Des opérations métalinguistiques efficaces reposant sur des habiletés qui s’apprennent, qui s’entrainent, jusqu’à devenir des automatismes.
Par ailleurs, dans tous les cas, l’apprentissage de l’orthographe nécessite la production de traces graphiques visibles et disponibles. Plus une orthographe est complexe, « opaque » disent les psycholinguistes, plus elle relève d’une visuographie. De ce point de vue, si la dictée est d’un bien piètre secours, la publicité des traces, celles auxquelles aboutissent les activités orthographiques évoquées plus haut, est autrement plus utile. Ces traces peuvent prendre des formes diverses : affiches, fiches, classeurs, dictionnaires, etc. Ce qui importe c’est qu’elles soient permanentes et permettent le réemploi.
Car c’est là que la production écrite initiale retrouve en partie sa raison d’être. En effet, les détours orthographiques succinctement décrits jusque-là ont certes pour but de développer et d’améliorer la connaissance orthographique des élèves mais ils peuvent également servir à améliorer les premiers jets graphiques. Une phase de révision qui donne son sens social à l’étude de l’orthographe. On est, là encore, loin du caractère artificiel de la dictée.
Cette démarche pédagogique est à mettre au crédit de recherches dont certaines ont fait l’objet de bien des publications. Il est regrettable que leur contenu n’ait pas (encore) convaincu davantage d’enseignants. Il en ressort néanmoins une conviction : l’orthographe s’enseigne, même celle du français qui est pourtant l’une des plus complexes en Europe. Mais cet enseignement passe par la construction d’une démarche moins simpliste que celle qui consiste à dicter des textes, sous quelque forme que ce soit. Il s’agit d’un processus lent, qui prend du temps, une démarche qui serait encore plus efficace si elle faisait l’objet d’un suivi tout au long de la scolarité des élèves.
Jean-Pierre Jaffré
Ancien chercheur au CNRS
La dictée n’apprend pas l’orthographe