La ludicisation est un concept assez récent. « Changer le sens d’une situation d’apprentissage de manière ce qu’elle soit perçue comme un jeu »est un pari gagnant à condition que l’enseignant ou l’enseignante arrive à embarquer ses élèves dans l’aventure. Eric Sanchez, directeur du laboratoire d’Innovation pédagogique de l’université de Genève, nous explique les ressorts cette ludicisation.
Qu’est-ce que la ludicisation ?
Comme l’étymologie du terme l’indique, il s’agit de changer le sens d’une situation d’apprentissage de manière ce qu’elle soit perçue comme un jeu. Ainsi, les activités réalisées par les élèves pendant le jeu sont souvent des activités scolaires tout à fait habituelles. Mais, parce qu’elles ont été intégrées dans un univers narratif, elles prennent un sens différent. Il peut s’agir de calculer une trajectoire pour envoyer une mission spatiale sur Mars, d’analyser de l’ADN pour identifier le coupable d’un meurtre ou de mobiliser un anglais correct d’un point de vue grammatical pour trouver le code d’un cadenas qui permettra de s’échapper d’une salle de classe dans laquelle on est retenu prisonnier. Ces exemples sont tirés de jeux conçus par des enseignants.
Ludiciser, cela consiste donc à contextualiser les savoirs dans une histoire, une situation fictive, proposer un défi collectif à relever, attribuer des rôles. La ludicisation s’appuie sur les ressorts du jeu pour créer une situation amusante au cours de laquelle les élèves devront mobiliser les savoirs qu’ils doivent apprendre. Ces ressorts du jeu sont le second degré, l’incertitude du résultat final, l’absence de conséquences négatives en cas d’échec, la liberté du joueur. Ces ressorts ont été décrits par Gilles Brougère en particulier.
Quels effets sur les élèves ?
Les effets de la ludicisation ne sont pas automatiques. Ils dépendent de la manière dont l’enseignant introduit le jeu et dont les élèves se l’approprient. Mais la recherche montre que cette façon de concevoir son enseignement peut augmenter l’engagement des élèves dans le sens où ils vont vraiment s’approprier un problème et s’impliquer dans sa résolution. Cette appropriation est toujours un défi pour les enseignants qui, le plus souvent, constatent que leurs élèves tentent de deviner les « bonnes réponses » plutôt que de s’engager pleinement dans la recherche de solutions issues d’une réflexion personnelle. Ce transfert de responsabilité, celle de la responsabilité de résolution d’un problème scolaire, est une question importante. En effet, c’est aussi un transfert de la responsabilité de l’apprentissage qui est en jeu. Guy Brousseau nomme ce transfert « dévolution ». Ainsi, la ludicisation d’une situation d’apprentissage favorise l’autonomie.
Cette autonomie résulte également d’autres caractéristiques du jeu : la liberté, y compris celle de se tromper et de recommencer ; des règles qui encadrent cette liberté, des feedbacks qui permettent de savoir si « on a juste » et le statut de l’erreur qui n’est plus une faute mais un point de passage obligé. Ce sont des points que je développe dans mes derniers ouvrages.
En quoi cela transforme les pratiques enseignantes ?
Je ne suis pas certain que cela modifie fondamentalement les pratiques enseignantes. Contextualiser les savoirs ou les compétences enseignées dans des situations qui mobilisent l’engagement des élèves fait partie des méthodes que chaque enseignant met en œuvre. Néanmoins, en ludicisant, il devient maître du jeu. Cela signifie qu’il doit introduire le jeu afin de mobiliser l’adhésion de ses élèves. De plus, pendant le jeu, il est garant du respect des règles, des feedbacks pour les joueurs et du maintien de l’univers du jeu. Le travail de thèse de Guillaume Bonvin montre bien que, pendant la durée du jeu, l’enseignant anime et arbitre une situation au sein de laquelle les élèves sont autonomes.
Le rôle de l’enseignant est aussi particulièrement important lors du débriefing qui suit le jeu. Il s’agit d’accompagner les élèves dans leur réflexion sur l’expérience vécue. Quels sont les savoirs mobilisés pendant le jeu ? Comment les nommer ? Comment les définir ? Dans quelles autres circonstances pourront-ils être utiles ? L’apprentissage par le jeu est une expression trompeuse. C’est un apprentissage expérientiel et c’est le retour réflexif sur une expérience ludique et souvent riche en émotions qui est de nature à permettre cet apprentissage.
Finalement l’ingénierie pédagogique et la conception d’un jeu sont très proche et les enseignants sont des games designers en puissance mais qui le plus souvent l’ignorent.
Le jeu Classcraft est un bon exemple de ludicisation des apprentissages ?
Classcraft fait partie de cette catégorie de jeux dédiés à la gestion de classe tels que Classe Dojo ou The Carrot Reward. Le principe du jeu consiste à récompenser ou à sanctionner en fonction de la manière dont les règles de classe sont respectées. Ce qui distingue Classcraft des autres jeux, c’est, en particulier, son univers narratif, la manière dont la gestion de classe est métaphorisée. En effet, la classe devient un « champ de bataille » sur lequel il faut survivre en respectant les règles et en s’entraidant. Ainsi, en cas de retard en classe, on peut échapper à la sanction si on a pu, au préalable, avec les points acquis, s’acheter une « cape d’invisibilité ». Mais gare à la perte totale des points qui signe une « mort au combat » et des sanctions qui ne sont alors plus ludiques.
Par ailleurs, les travaux de Guillaume Bonvin montrent bien que, selon leurs objectifs, les enseignants peuvent se saisir du jeu de différentes manières. Ils peuvent ainsi amener les élèves à prendre conscience qu’ils sont responsables du climat de la classe à travers leur comportement. Classcraft peut aussi être utilisé, à travers des défis qui sont relevés de manière collective, pour développer l’engagement des élèves dans les activités scolaires.
La ludicisation, n’est finalement qu’une manière de prendre en compte que, enseignant ou apprenant, nous sommes des Homo ludens et que jeu et apprentissage sont intimement liés.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Apprendre en jouant d’E. Sanchez et M Romero. Éditions Retz, collection Mythes et réalités
ISBN 978-2725639550
Le paradoxe du marionnettiste. Jeu et apprentissage d’E Sanchez. Éditions Octares. ISBN 978-2366301250
Enseigner et former avec le jeu. d’E. Sanchez. Éditions ESF ISBN 978-2710146186