Quelle connaissance avons-nous de l’existence et du rôle dans notre histoire commune des ‘tirailleurs’, ce corps de militaires composé de soldats africains du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne au sein de l’Empire colonial français, dont le 1er bataillon créé par décret impérial remonte à juillet 1857 ? Depuis « La Vie en grand » [2015], le réalisateur Mathieu Vadepied creuse le même sillon, façonné de longue date : ‘proposer une vision, un état des lieux de la société française, sa diversité, sa force, en assumant ce passé […] ; avec la nécessité vitale de le reconnaître’. Le choc provoqué en lui par la mort en 1998 du dernier tirailleur sénégalais âgé de 104 ans (Abdoulaye Ndiaye, enrôlé de force en 14) engendre de longues recherches, l’émergence d’un projet de fiction autour d’un sujet quasiment inexploré sur grand écran. En tant que chef-opérateur sur « Intouchables » [sorti en 2012], notre homme rencontre le comédien alors presque ‘débutant’, Omar Sy. La source créatrice d’une amitié fertile et d’un parcours accidenté de synopsis remaniés en scripts retravaillés jusqu’au scénario final coécrit avec Olivier Demangel. Et la possibilité pour le comédien populaire et mondialement connu d’un engagement fort en tant qu’acteur et coproducteur dans une aventure artistique qui lui tient à cœur : incarner un père qui s’enrôle dans l’armée française en 1917 pour rejoindre son fils recruté de force et arraché à sa terre natale, le Sénégal. En immersion sur le front aux côtés de quelques soldats d’origine africaine intégrés à un bataillon de l’armée français et pris dans la folie meurtrière de la Première Guerre mondiale, « Tirailleurs », présenté en ouverture de la Sélection officielle ‘Un Certain Regard’ au dernier Festival de Cannes, jette une lumière crue sur un ‘angle mort, encore méconnu’, de la Grande Guerre, à l’instar du travail accompli pour la Seconde Guerre mondiale par Rachid Bouchareb avec « Indigènes », récompensé à Cannes en 2006. Deux films de cinéastes défricheurs restituant la mémoire des Africains morts pour la France et oeuvrant à une meilleure appréhension de l’histoire de notre pays.
De l’arrachement à la lumière du Sénégal aux ténèbres du Front
La première séquence, de toute beauté, nous saisit par sa brutalité contrastée. Un paysage de sable blond et quelques habitants vêtus de longues tenues claires dans un village paisible baigné de soleil éclatant. Des soldats en uniforme, à cheval, sabre au clair, envahissent brusquement notre champ de vision, comme une intrusion étrangère dans un espace intime qui n’est pas le leur, leurs silhouettes menaçantes et sombres se découpant dans la lumière blanche. En deux temps, trois mouvements de violence, Thierno (Alassane Diong, fin interprète d’un mûrissement adolescent), le fils de la famille, est ‘rapté’ en plein jour pour rejoindre les rangs de l’armée française. Destination : une colline sur le front disputée par des troupes françaises et allemandes séparées par quelques centaines de mètre à peine. Nous sommes en 1917. La guerre et la mitraille font rage dans les tranchées semeuses de morts. Bakary Diallo (Omar Sy, jeu sobre et intense), le père, n’a de cesse de trouver les meilleurs moyens pour respecter la promesse faite à son fils (‘Quoi qu’il arrive, on ne se sépare pas’) et pour lui épargner les combats. A plusieurs reprises. En vain. Bakary, sous une fausse identité (le règlement militaire interdisant alors à des membres d’une même famille d’être ensemble) s’est pourtant enrôlé dans l’armée française pour y retrouver son adolescent de 17 ans.
Dans la fournaise, sous les obus, entre le petit campement arrière et le front, de jeunes soldats venus d’ailleurs (et ne pouvant communiquer entre eux en raisons des différents pays d’origine, et, pour certains, à cause de leur ignorance de la langue française), sous la houlette d’un ‘état-major’ à l’autorité changeante, rampent par petites colonnes et par minuscules avancées vers la colline présentée comme un objectif militaire. Mesquineries médiocres, trahisons manifestes et ambitions démesurées cohabitent dans le sang, la boue, la nuit sombre et les éclairs tueurs.
Thierno, pour sa part, croit s’émanciper et cède aux sirènes séductrices de Chambreau (Jonas Bloquet, impeccable de dans sa folie), son lieutenant. Ce dernier lui propose en effet de prendre le commandement d’un petit groupe pour reprendre la colline convoitée ; une entreprise suicidaire, voulue par le dit lieutenant pour impressionner le Général, son père, une mission dangereuse que Thierno accepte, convaincu par les propos exaltés de son jeune supérieur (en Français car le jeune garçon noir l’a appris à l’école des Blancs, contrairement à Bakary, son père qui ne parle que le Peul). Nous n’en révélerons pas davantage sur l’extraordinaire (et émouvant) retournement qui s’opère dans les relations d’amour entre le père et son fils à travers cette épreuve tragique mais les choix de mise en scène de Mathieu Vadepied favorisent la confrontation avec l’ampleur du désastre intime causé par une guerre décidée par d’autres, et la forme du drame porte jusqu’à nous la souffrance de ceux qui s’y sont sacrifiés.
Immersion à hauteur d’homme, histoire intime et Grande Guerre
Caméra à l’épaule (difficile travail du chef-opérateur, Luis Arteaga) au plus près des corps meurtris, embourbés, alourdis par le barda militaire, mutilés ou mourants, pas ou peu de lumières artificielles, des espaces retreints au ‘théâtre’ de l’opération. Autant de partis-pris qui trahissent la solitude et la solidarité, la peur et le courage de soldats un temps réunis pour un assaut à l’issue périlleuse autant qu’incertaine voire inutile. En accord avec le réalisateur, Omar Sy choisit de parler Peul par souci d’authenticité et ce choix pertinent renforce l’étrangeté de cette cohabitation, forcée ou librement consentie (certains soldats africains sont en effet des engagés volontaires au service de la France) sur un même front de guerre de combattants aux origines et aux statuts différents.
En s’attachant aux bouleversements intérieurs, subtilement modulés par la partition originale du compositeur Alexandre Desplat, Mathieu Vadepied nous fait prendre conscience, sur un mode sensible et émotionnel, de la complexité du destin des soldats issus de l’Empire colonial et parties-prenantes des grands conflits qui jalonnent l’histoire de la France du XXème siècle.
Il est difficile de reprocher certains manques ou défauts de contexte historique au réalisateur, aux différents partenaires de financement d’une aventure cinématographique si difficile à finaliser, car « Tirailleurs » à l’immense mérite de mettre en valeur avec souci documentaire et générosité le respect et la reconnaissance dus à des soldats dits ‘africains ‘ dont le parcours et l’engagement ont façonné l’histoire de notre pays. Et dont les destins, longtemps ignorés, dessinent toujours les contours de la France d’aujourd’hui.
Ainsi, si les jeunes spectateurs français, transcendant la diversité de leurs origines, vont à la rencontre de ces hommes ‘qui se sont battus pour un pays dont ils ne parlaient pas la langue’ (certains d’entre eux en tout cas), « Tirailleurs », entreprise cinématographique salutaire, leur apportera un éclairage inédit sur notre histoire récente, apte à construire le présent ensemble.
Samra Bonvoisin
« Tirailleurs » de Mathieu Vadepied – sortie le 4 janvier 2023
Sélection officielle ‘Un Certain Regard, Festival de Cannes 2022