À quelles sources une lycéenne d’origine populaire, rêveuse, solitaire et réfractaire au système scolaire, puise-t-elle la force de s’opposer à l’injonction parentale : être la première dans la famille à réussir au baccalauréat ? Sylvie Verheyde, réalisatrice de « Stella est amoureuse », son 7ème long métrage d’inspiration biographique, transcende ici avec brio l’expérience de son adolescence vécue au milieu des années 80, après une exploration remarquée de son enfance dans « Stella » sorti en 2008.
Filmée du point de vue exclusif de l’héroïne, la comédie dramatique épouse le parcours initiatique d’une jeune fille timide et exubérante, prise d’ennui en classe, mais fan des personnages de Balzac, attachée aux amitiés houleuses avec sa bande copines et irrésistiblement attirée par la danse, les musiques de l’époque et le danseur noir d’une célèbre boîte de nuit d’alors. Une fiction finement ciselée à la mise en scène entièrement rythmée par les émotions intimes de Stella, modulées par la richesse des musiques choisies. Ainsi, au fil d’une quête énergique, le goût de la danse et de la nuit, la découverte de la sexualité et de l’amour se révèlent forces motrices de l’obtention du précieux diplôme, sans faire disparaître les inégalités sociales. Dédié à sa mère, le nouveau film de Sylvie Verheyde chante la puissance émancipatrice du désir, celui des femmes en particulier.
Stella, la lumière et les ombres
Nous sommes en 1985, en Italie, au bord la mer surplombée par une corniche d’où une bande de filles savoure ses premières vacances sans les parents et la côte illuminée par le soleil d’été. Stella (Flavie Delangle, présence évidente, jeu opaque), à bord d’un scooter en compagnie d’un amoureux italien dont elle ne parle pas la langue, mais avec qui elle partage un baiser fougueux, jouit de la vitesse et de la griserie de l’instant. L’insouciance évanouie, l’atterrissage brutal dans la grisaille du quotidien et de ses contraintes obscurcissent brutalement l’horizon de notre adolescente au regard volontaire et au caractère taiseux. C’est l’année du ‘foutu’ bac, passage obligé si Stella veut échapper à sa (modeste) condition de départ. Son père Serge (Benjamin Biolay, ‘borderline’ à l’excès dans un rôle de mari infidèle et amateur de bière) vient de quitter sa mère (Marina Foïs, incarnation remarquable, chevelure blond platine sophistiquée, verbe haut, cœur défait). Cette dernière tente de tenir seule le café et de ne pas couler avec les dettes à rembourser. De fait, elle n’a guère le cœur à rire et s’inquiète du devenir d’une lycéenne rêveuse, apparemment peu mobilisée par l’échéance de la classe de Terminale.
Nous pourrions craindre avec pareille entrée en matière clichés et images convenues émergeant habituellement dans les romans d’apprentissage portés à l’écran. Il n’en est rien. La cinéaste choisit d’adopter le point de vue de ce personnage crée (avec son coscénariste William Wayolle) et d’en appréhender la complexité inhérente à son âge-charnière, au milieu prolétaire qui l’a forgé, aux milieux (plus aisés, plus cultivés) qu’elle fréquente, aux chocs émotionnels engendrés par la confrontation avec univers inconnu. Un monde que ses origines ne la préparent pas à explorer à armes égales face à d’autres plus aguerris ou policés.
Élans du corps et du cœur dans la danse et l’amour révélés
Dans sa construction paradoxale, la mise en scène subtile figure le trouble qui habite Stella. D’un côté, la part d’ombre, sa haine de l’école, de ses obligations et l’incompréhension jalouse à l’encontre de ses amies à l’aise au lycée alors qu’elle voue un culte secret à certains auteurs, par exemple. De l’autre, la part de lumière, la jubilation discrète puis l’exaltation manifeste qu’elle éprouve au fil des nuits de danse et de fête passées dans un club à la mode. Là encore, pas ou peu de références au vertige de l’alcool et aux paradis artificiels de la drogue, plutôt prégnants dans ces années-là, mais l’emballement d’un corps qui se révèle progressivement à lui-même et gagne en confiance et en estime soi, et ce, dans l’harmonie des mouvements, les silences et les échanges de regards. Au-delà des mots et de la difficulté à nommer ses émotions.
Le ‘coup de foudre’ pour André (Dixon, interprète sans ostentation à la grâce infinie), le danseur noir et star de la boite de nuit, frappe Stella comme une évidence, même si sa voix off ne nous l’explicite pas clairement. En fait, la métamorphose libératrice de l’adolescente nous est donnée à voir et à entendre au gré des modulations pertinentes d’une composition proposée par Nousdeuxtheband faisant émerger la bande-son d’une époque (Telephone, New Modern, Indeep, Christophe…) et ses résonances avec les émois inédits d’une Stella, transfigurée par la nuit et les variations lumineuses aux couleurs et aux intensités changeantes –habilement travaillées par le directeur de la photographie, Léo Hinstin.
Ainsi se dessine le trajet tumultueux et énergique d’une adolescente à la conquête d’elle-même, accédant progressivement, par l’art de la danse, le goût de la musique et la révélation du désir, à des potentialités insoupçonnées, a priori inimaginables compte tenu des barrières sociales existantes.
L’obtention in extremis du bac grâce à l’oral de rattrapage a beau nous être présentée comme le résultat d’un pari entre copines, il signifie pour Stella l’ouverture du champ des possibles. En 1985, une adolescente, portée par une passion assumée (celle d’un art, d’un garçon, d’un horizon…), monte ainsi à l’assaut des différences sociales et culturelles pour trouver une ‘place’ compatible avec son désir d’émancipation, sans en cerner clairement les contours. En explorant cette phase de sa propre adolescence transposée dans « Stella est amoureuse », Sylvie Veyrheyde souhaite que son travail interroge aussi les ‘adolescents d’aujourd’hui qui ont la sensation d’avoir le monde à réparer’. Beau pari.
Samra Bonvoisin
« Stella est amoureuse », film de Sylvie Verheyde-sortie le 14 décembre 2022
Sélection officielle, Festival international de Locarno 2022