Le numérique peut-il combler la distance entre les parents, les élèves et l’Ecole ? Bruno Devauchelle analyse la relation des parents à l’Ecole mais aussi celle des élèves. Il le fait au regard des publications récentes (Depp et Insee). « Les bulles du métavers ou encore celle de l’intelligence artificielle sont pourtant des signaux qui doivent alerter les responsables éducatifs sur ce lien entre l’école et la société qui l’entoure. L’évolution de la famille, signalé déjà par Michel Serres dans Petite Poucette, a apporté davantage de transformations dans la société que le seul numérique qui n’a fait que les accompagner. Il est temps d’ouvrir les yeux sur la question de la parentalité vue de l’école afin que cette dernière ne soit encore davantage mise en question qu’elle ne l’est aujourd’hui ».
On ne voit pas les parents qu’on devrait voir
À écouter les enseignants, on ne voit pas dans les établissements scolaires les parents auprès desquels on souhaiterait faire passer des messages. Ce constat, j’avais commencé à le faire dès le début de ma carrière d’enseignant en lycée professionnel au début des années 1980. Avec nos collègues, nous déplorions « l’abandon » des enfants, des jeunes par leurs parents. Après plus de quarante années d’action professionnelle en milieu éducatif, scolaire et aussi universitaire, le constat reste le même. L’analyse que nous avons faite jadis considérait que ce problème s’accentuait avec l’âge des enfants/élèves. En lycée professionnel déjà, la rareté des parents dans les rencontres avec les enseignants interrogeait. On pensait que c’était mieux en collège et encore mieux à l’école primaire. Quand les enfants sont petits, les parents sont plus proches de l’école et avec le temps, ils s’en éloignent, croyait-on. Malheureusement, en collège, nous avons aussi constaté la difficulté à faire venir les parents pour soutenir l’établissement (conseil d’administration, conseils de classe…). De même, encore aujourd’hui, l’absence de « certains parents » pose question aux équipes éducatives (et pas seulement dans le monde scolaire, mais aussi dans le secteur social).
L’arrivée des moyens numériques peut-elle changer la donne ? Au vu de l’adoption des moyens technologiques par les familles, même les plus défavorisées, on pourrait le penser. Au vu des connexions aux différents moyens de communication entre l’école et la famille, on peut s’interroger. Un mouvement inverse semble s’observer : les accès sont moins nombreux à l’école primaire qu’au collège et au lycée ; les accès sont d’abord ceux des parents en primaire et ceux des élèves en collège et encore davantage en lycée. Plusieurs phénomènes peuvent être des hypothèses explicatives : compétences numériques des familles, histoire scolaire des adultes, complexité d’accès aux services numériques, culture sociale et économique, etc. Il faut probablement croiser, dans une approche plus ethnographique, les différents paramètres qui amènent des parents ou des « adultes responsables éducatifs » à être actifs vis-à-vis de l’école via les moyens informatiques mis à leur disposition. Mais il est aussi une autre interrogation qui traverse couramment les salles des maîtres ou des profs : quel environnement numérique et informatique proposent les foyers aux enfants dont ils ont la charge ?
Et les élèves ?
On peut poser la question ainsi à propos des pratiques informatiques et numériques des élèves : le problème, ce sont les parents ou c’est le système scolaire ? Deux publications récentes peuvent nous aider à approfondir le sujet. La première est cette publication de la DEPP : sur les six manières dont les collégiens occupent leur temps libre. On peut y trouver une catégorisation des attitudes des jeunes collégiens et du lien avec l’attitude des parents : Les générationnels ; Les héritiers ; Les rétifs au sport; Les sportifs non scolaires; Les équilibrés; Les isolés. Certes, cette catégorisation semble peu homogène dans les intitulés, mais elle met en avant deux critères qui semblent ici essentiels : l’activité sportive et les interactions sociales. Si cette catégorisation est associée à une analyse des caractéristiques sociodémographiques, forte intéressante bien sûr, on aurait aussi aimé que l’échantillon soit analysé en regard de la situation géographique et donc de l’habitat de ces jeunes, voir aussi de la caractérisation de l’organisation familiale. Ces deux dimensions peuvent effectivement avoir une influence sur les résultats.
La seconde est une publication de l’INSEE, « France portrait social » dans lequel on trouve un chapitre consacré aux enfants et à « leur temps d’écrans » : « Les enfants de moins de 6 ans et les écrans numériques : à chacun son rythme, d’après l’enquête Elfe ». Outre l’intérêt de l’enquête longitudinale Elfe dont il faut signaler l’ampleur et la qualité, même si l’on peut être critique à certains égards, ce document analyse entre autres : « Ces trajectoires dépendent non seulement des caractéristiques sociales des familles, notamment de leurs ressources économiques et culturelles, de la place de la fratrie mais également des pratiques des parents, qu’elles soient individuelles ou partagées avec l’enfant avant ses trois ans. « . Certes, cette étude n’aborde pas la question de l’école, mais elle permet d’aborder celle des usages en famille des tablettes et des ordinateurs, même si cette étude n’aborde que latéralement la place des smartphones… ». Toutefois on notera que l’entrée à l’école est facteur de modification de la relation à tous les écrans du fait du temps que les enfants y passent et des demandes de l’école
Deux mondes co-existent
Pour tenter de répondre à la question initiale, il y a depuis longtemps une relation famille-école compliquée. Depuis Condorcet même qui écrit en 1791 « , Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation. » (5 mémoires sur l’Instruction publique, p.37) ou encore « La puissance publique n’aurait pas rempli le devoir de maintenir l’égalité et de mettre à profit tous les talents naturels, si elle abandonnait à eux-mêmes les enfants des familles pauvres qui en auraient montré le germe dans leurs premières études » (ibid p.83). On pourrait citer bien d’autres passages qui montrent comment se construit ce qui est en fait une opposition qui va perdurer jusqu’à aujourd’hui quand on entend des enseignants déclarer qu’on n’a pas à éduquer, mais à enseigner, instruire, transmettre. À l’ère du numérique, certains ont rêvé d’une ouverture (2022, projet Proxima) d’autres on craint une prise de pouvoir au travers du droit de regard des parents sur les cahiers de textes numériques obligatoires depuis 2010. Plus largement, et le volet e-parentalité du projet Territoires Numériques Éducatifs le confirme, les usages du numérique dans les familles inquiètent l’école qui devrait alors agir. Le débat peut être vif parfois dans les salles des professeurs. Force est de reconnaître que la généralisation des smartphones, parce qu’elle touche toutes les couches de la population contrairement aux ordinateurs, peut inquiéter à propos des usages des enfants et des adultes et des conséquences de ces usages sur les activités aussi bien scolaires pour les jeunes que professionnelles pour les adultes.
Il n’est jamais facile d’entrer dans l’intimité d’une famille. Les chercheurs le savent bien qui ne voient souvent que celles qui le veulent bien ou qui le demandent. Ainsi en est-il des psychologues cliniciens, des chercheurs en sciences de l’éducation, les ethnologues et autres sociologues. Accéder aux durées d’usage des moyens numériques uniquement sur des déclarations est toujours sujet à caution. Écarter certains moyens numériques (le smartphone et la télévision, au moins partiellement, par exemple dans l’étude de l’Insee) est toujours source d’erreur au vu de la convergence des pratiques qui font que l’on regarde aussi bien la télévision en direct, en différé que les vidéos accessibles sur Internet via de multiples canaux. Ce n’est plus la machine qui guide les usages, mais les services. Aujourd’hui, le smartphone remplit suffisamment de fonctions différentes pour se substituer, au moins partiellement, aux autres vecteurs d’accès à l’information.
Illusion ! oui, comme lorsqu’en 1983 certains responsables évoquaient le risque constitué par un équipement massif des familles en ordinateurs individuels. Qu’en est-il aujourd’hui ? Réalité qui se traduit par une opposition, une dichotomie de deux mondes qui co-existent dans l’esprit des jeunes en particulier. Or les parents et les enseignants ne perçoivent pas cet écart, ou trop peu. Du coup chacun a tendance à faire ses propositions indépendamment de l’autre, en espérant ne pas entrer en conflit. Utopie aussi, quand le rêve qui suit celui de Babel, le rêve issu des pionniers de l’Internet, reste présent dans l’esprit en particulier des passionnés. Dans son livre « aux sources de l’utopie d’Internet, Fred Turner a montré combien celle-ci était puissante dans le mouvement sous-jacent au développement d’Internet. Des évolutions, des dérives parfois ont prolongé cette utopie comme on peut le lire dans l’ouvrage de Ray Kurtzweil, « Humanité 2.0 », à propos de la Singularité. L’école semble aujourd’hui massivement éloignée de ces questionnements qui frappent à sa porte. Les bulles du métavers ou encore celle de l’intelligence artificielle sont pourtant des signaux qui doivent alerter les responsables éducatifs sur ce lien entre l’école et la société qui l’entoure. L’évolution de la famille, signalé déjà par Michel Serres dans Petite Poucette, a apporté davantage de transformations dans la société que le seul numérique qui n’a fait que les accompagner. Il est temps d’ouvrir les yeux sur la question de la parentalité vue de l’école afin que cette dernière ne soit encore davantage mise en question qu’elle ne l’est aujourd’hui, comme en témoigne la baisse des « vocations » pour ces « métiers du passage ».
Bruno Devauchelle