Face à l’horreur d’un infanticide suscitant l’effroi, d’où vient l’obsession secrète, inavouable, qui saisit une grande documentariste habituée de longue date à accueillir la parole et l’existence des « invisibles » de notre société ? En 2013, une jeune femme sénégalaise, doctorante en philosophie, est accusée d’avoir tué son bébé de 15 mois en le livrant à la marée montante sur la plage de Berck-sur-Mer. Sidérée par l’image publiée de cette femme noire et de son enfant métisse emmitouflée, captées avant le crime par une caméra de surveillance de la Gare du Nord, Alice Diop, sans en parler, assiste à Saint-Omer au procès d’assises. Et son premier long métrage de fiction se nourrit à la fois de la réalité du déroulement du procès (la restitution d’une justice pénale dans le respect des rituels et des textes retravaillés) et l’invention d’un personnage d’observatrice, universitaire et romancière, Rama, femme d’origine sénégalaise, future mère, ‘faux double’ de la réalisatrice elle-même. Dans le présent pur et la théâtralité du huis clos du tribunal, la témoin privilégiée, en grand désarroi, confronte ses tourments à l’irréductibilité du crime et de celle qui l’a commis. Et nous percevons, au-delà des apparences, par les silences, les souffles, et l’étrange langage très littéraire de la meurtrière, l’imbrication intime et politique des enjeux collectifs et le destin tragique d’une femme perdue, mère niée et fille noyée, ici exposés. En suivant le va-et-vient entre le séisme intime de la regardeuse, explosant à l’extérieur, et les mouvements souterrains traversant l’auditoire et les acteurs du procès, jusqu’au vacillement de la mère infanticide, objet de tous les regards, la mise en scène, magistrale, de « Saint Omer », à la fois sa tension frontale et ses pointes de lyrisme, nous taraudent jusqu’au vertige sur l’énigme insondable du crime effroyable, la complexité de la maternité, la ‘pauvreté’ de la vérité judiciaire, la part monstrueuse de notre humanité.
Deux femmes noires, un télescopage d’images et la création d’une cinéaste
D’emblée, se juxtaposent dans notre champ de vision deux représentations contrastées. Avec le bruit de la mer et la force des vagues dans la nuit bleutée presque noire, la silhouette debout d’une femme africaine tenant un bébé emmitouflé dans ses bras.
Dans un amphithéâtre, une jeune femme noire professeure de lettre donne un cours à ses étudiants. Elle leur projette une archive montrant des femmes tondues à la Libération défilant tête baissée devant une foule hostile tandis qu’en voix off est lu un extrait du texte de Marguerite Duras pour « Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais. Nous y entendons la ‘douleur ‘ de l’une femme‘ perdue dans la nuit’ et la romancière explicite le sort de cette femme humiliée, ravagée par une flétrissure définitive dans sa mémoire. Les élèves sont alors amenés à réfléchir : comment ‘mettre la puissance de la narration au service de la sublimation du réel’.
Sans doute est-ce l’objectif que se fixe Rama (Kayije Kagame, interprète remarquable de subtilité) lorsqu’elle quitte son compagnon (et futur père de l’enfant qu’elle attend) pour se rendre à Saint Omer et assister au procès de Laurence Coly (Guslagie Malanda, présence exceptionnelle, jeu intense), trentenaire d’origine sénégalaise, étudiante en philosophie, habitant en couple dans la banlieue de Paris, accusée d’avoir abandonné la nuit à la marée montante son bébé de quinze mois sur la plage de Berck.
Pour l’heure, Rama –personnage imaginée par Alice Diop avec le concours de ses coscénaristes Amrita David (également monteuse) et l’autrice Marie Ndiaye- se dessine sous nos yeux par bribes, des éclats biographiques supposés éclairer son attirance impérieuse pour l’accusée. Issue d’une famille d’origine sénégalaise, une mère peu aimante et difficile d’accès notamment, formant un couple amoureux avec un homme blanc au corps robuste et au cœur tendre, elle prend seule le train et s’installe dans la petite ville du Nord-Pas-de-Calais à l’hôtel. Dès son arrivée, elle enlève draps et couverture, les jette dans l’armoire pour étendre sur la couche un vaste duvet chatoyant de teinte sombre et chaude, puis elle s’allonge sur le lit. Tel un rituel pour faire du lieu une ’chambre à soi’. Elle communique d’ailleurs régulièrement avec son amoureux à distance ou lors de retrouvailles réconfortantes, tous les deux enlacés.
Le procès, la machine judiciaire et les prolongements vertigineux du crime
Le déroulement du procès, filmé avec rigueur, sans aucun effet dans le respect des règles et des étapes de la procédure, de l’arrivée de la cour au tirage au sort des jurés jusqu’à l’entrée de l’accusée (désentravée sur demande de la présidente) et lecture de l’acte d’accusation. Peu à peu, le principe de la démarche de la réalisatrice se fait jour : le ‘jeu de miroirs’ (et sa transformation) entre l’observatrice volontaire et la mère meurtrière. Avec un parti-pris déterminant qui nous permet d’appréhender dans une forme de proximité déstabilisante la criminelle pour qui nous n’avons a priori aucune sympathie. Tandis que nous touchent le regard et les émotions de Rama, la romancière attirée par Laurence Coly, comme par une autre incarnation contemporaine de la « Médée » de Pasolini jouée par Maria Callas (film dont elle regardera plus tard un extrait, le moment précédent la vengeance infanticide de l’épouse bafouée par Jason son époux).
Dès sa première apparition dans la salle du tribunal, l’accusée se tient face à nous, légèrement de biais, cadrée en plan moyen et fixe, le regard tourné (sans doute vers la présidente laissée hors-champ), le visage fermé, hermétique, le corps figé. Une immobilité de statue qu’elle garde longtemps même lorsqu’elle se contredit sur les circonstances exactes de l’acte et les différentes versions données. Même lorsqu’elle déclare à la Présidente (Valérie Dréville, formidable de justesse) lui demandant le pourquoi : « Je ne sais pas. J’espère que le procès me l’apprendra ». Plus nous avançons dans le temps-alors que des plans fixes de Rama regardant l’accusée mettent en lumière les moindres tressaillements ainsi produits-, plus les pistes se multiplient. Laurence Coly se raconte en une langue déliée, parfaitement maîtrisée : la naissance à Dakar, l’arrivée en France, les conflits avec sa famille, l’arrêt des études de droit, l’attrait pour la philosophie (sans trace d’inscription en thèse), la rencontre et l’amour avec le compagnon (un homme blanc, artiste semble-t-il, de vingt ans son aînée, lequel ne la présente à aucun proche), la découverte de la grossesse, la naissance de l’enfant dans la solitude, la non-reconnaissance par le père… Et les forces mauvaises s’opposant à elle jusqu’au ‘maraboutage’ qui l’aurait mis hors d’elle…
L’audition des témoins enferme encore davantage l’accusée dans une solitude infinie et un statut qui la dépasse plutôt que d’apporter des preuves accablantes. Le compagnon dans sa veulerie maladroite (Xavier Maly, parfait) protestant d’une affection pour une petite fille qu’il n’a pas connue et d’une incapacité à expliquer le crime, la mère affichant son incompréhension, l’universitaire s’étonnant des incohérences d’un parcours de recherche consacré à un philosophe comme Wittgenstein plutôt qu’à un sujet colonial…
Au fur et à mesure que le procès déconstruit sous nos yeux (et ceux de Rama) les explications convenues, même si affleure parmi elles un ‘impensé raciste’, Rama se met à douter de son projet littéraire, son corps se crispe et la crainte d’une incapacité à devenir mère se formule à voix haute auprès d’un compagnon qui la rassure. Un point de bascule se produira plus tard lorsque Rama ne craindra plus la difficile relation avec sa propre mère et pourra lui manifester tendresse et affection.
Mise en scène magistrale d’un crime insondable
Nous pourrions nous en tenir à une analyse ‘rassurante’ en voyant « Saint Omer » comme le destin brisé, issu de la déchirure psychique et culturelle d’une jeune femme d’origine sénégalaise, portée par de grandes ambitions intellectuelles émancipatrices qui ne trouvent pas place dans notre société. Comme un écho lointain du suicide de l’héroïne rebelle originaire de Dakar embauchée comme gouvernante par un couple de blancs installés à Nice, dans « La Noire de… », premier long métrage du père du cinéma sénégalais, Ousmane Sembène [1966]. Même si les contradictions de Rama dans ses rapports au monde, à la société française dans laquelle elle s’accomplit, sont habitées par ses origines, l’exil de parents du Sénégal pour la vie en France, son existence d’écrivaine, d’universitaire, d’amoureuse et de future mère s’en trouve finalement ‘désentravée’.
En passant avec maestria la frontière, toujours mouvante dans son œuvre, entre documentaire et fiction, Alice Diop invente avec « Saint Omer » un film de procès qui transcende son objet. Par l’intrusion de petits pans de lyrisme, d’archives historiques ou de vidéos familiales au milieu de la théâtralité tragique du tribunal aux textures boisées et aux rideaux épais, avec sa temporalité dédié au recueil de la parole, au statisme des corps, la vérité judiciaire ne suffit pas à appréhender l’affaire. Pourtant, remarquablement nommée par l’avocate de la défense (Aurélia Petit, admirable), cette vérité, elle l’énonce en ces termes : c’est « l’histoire d’une femme fantôme… » Celle d’une lente disparition et de l’imbrication inextricable d’une mère et de son enfant… Et plus loin, elle ajoute : « Nous sommes tous des monstres, des monstres terriblement humains ».
Du côté de l’accusée, à deux reprises, à deux moments saisis par une caméra qui se rapproche très lentement d’elle au fil du temps, un événement majeur se produit : Laurence Coty tourne son regard vers Rama, et donc vers nous, et croise le regard de la jeune femme, comme si elle avait pris conscience de sa présence. Puis, au terme de la plaidoirie de la défense, l’accusée s’effondre et nous entendons ses pleurs et son souffle, la caméra se tournant alors vers l’avocate debout enlaçant sa cliente et nous nous rapprochons encore de Laurence Coly le visage affaissé, les mains retenant le corps, accrochées au rebord du box en bois.
Nous pourrions voir ainsi la correspondance secrète avec les ressorts d’une tragédie antique avec son chœur réduit à un seul personnage, Rama qui dit, souffre et dépasse hors du tribunal ce que l’accusée infanticide dans le box ne peut formuler.
La cinéaste cependant nous laisse libres de combler la béance face à laquelle nous laisse « Saint Omer », fiction tranchante à la complexité dérangeante, bouleversante, universelle.
Samra Bonvoisin
« Saint Omer », film d’Alice Diop-sortie le 23 octobre 2022
Lion d’Argent & Grand Prix du Jury, Mostra de Venise ; Prix Jean Vigo 2022 ; Représentant de la France pour l’Oscar du meilleur film étranger 2023