Comment une jeune femme, épanouie par un amour partagé avec un mari aimant, choisit-elle de se réapproprier son existence au moment même où, atteinte d’une maladie grave, elle sait sa mort prochaine ? À des années-lumière du mélodrame complaisant et de la fiction ‘instructive’, Emily Atef, la réalisatrice allemande d’origine franco-iranienne (‘L’Étranger en moi’, ‘Trois jours à Quiberon’, entre autres films), emprunte ici une voie originale, balayant codes et conventions. Hélène, l’héroïne de « Plus que jamais », refuse une greffe pulmonaire au résultat hasardeux, fuit la compassion maladroite de ses proches et l’affection profonde de Mathieu, son compagnon, dans l’incompréhension révoltée d’une décision insensée. Elle décide d’un long voyage en train de la ville de Bordeaux aux fjords de Norvège. Arrivée à destination, accueillie par un hôte confronté à une échéance similaire, sous le choc d’une nature brute, condensée de lacs froids aux eaux limpides, de hautes forêts touffues et de montagnes aux arêtes découpées par l’intensité de la lumière, Hélène peu à peu accède à une nouvelle appréhension d’elle-même et du monde.
Et la dernière rencontre avec Mathieu, l’amoureux venu jusqu’à elle en cette terre lointaine, met à l’épreuve la puissance du lien qui les unit face à l’imminence de sa fin. En un retournement saisissant de beauté, l’étreinte sensuelle des corps nus et la séparation qui la suit interrogent le chemin solitaire, douloureux et lumineux, vers la mort. « Plus que jamais » nous donne à voir et à réfléchir face à une jeune héroïne, débarrassée des injonctions sociales, délestée du désir des autres, dans la radicalité d’un geste ultime de liberté.
Dans l’étouffoir urbain, le mal-être d’Hélène au milieu des ‘vivants’
Le corps courbé, la tête chancelante, Hélène (Vicky Krieps, comédienne vibrante au jeu toujours virtuose) nous laisse percevoir sa vulnérabilité et la tendre sollicitude de son mari Mathieu (Gaspard Ulliel, magistral de justesse, dans son dernier rôle avant sa mort accidentelle en janvier dernier) paraît bien impuissante à apaiser cet état. Entre les sombres couloirs d’un appartement cossu de Bordeaux et les dîners entre amis où chacun s’efforce maladroitement de dissimuler son malaise et d’échanger des banalités, la malade tente de trouver sa place, inconfortable de toute façon. Celle qui est atteinte d’une fibrose pulmonaire évolutive (rendant de plus en plus difficile l’accès à l’air, en dépit du recours à un concentrateur d’oxygène) met les pieds dans le plat et lance crânement à la face des convives : ‘Tout le monde est au courant. Voilà, je suis là. Je ne suis pas invisible. Je vais peut-être mourir. Personne ne sait comment faire devant une situation pareille, et moi non plus je ne sais pas’. Ainsi commence la révolte souterraine d’Hélène au fur et à mesure qu’elle sent la compassion des uns, la sollicitude des autres, voire l’indifférence polie de certains envahir l’espace et l’empêcher de penser au temps qu’il lui reste, et à la manière dont elle veut le vivre.
Mathieu, qui tient tant à elle, à cet amour partagé depuis plusieurs années, évoque la possibilité d’une transplantation de poumons avec évaluation des chances de réussite et des risques de rejet de la greffe. Hélène n’en veut pas et lui dit tout net.
Des échanges secrets avec un blogueur norvégien, souffrant du même mal, font germer en elle l’idée d’aller découvrir le pays où ce dernier habite. Rien à voir avec le rebondissement attendu d’une idylle programmée à distance, mais une invitation au voyage, comme un ‘appel du large’ irrésistible. Un désir formulé à voix haute auprès de Mathieu, lequel manifeste son opposition formelle à cette folle entreprise.
Dans un fjord lumineux, espace naturel de réinvention et de libération
Même si Hélène, sidérée par la splendeur du paysage, l’éclat coupant des montagnes et la luminosité aveuglante du jour qui ne s’éteint jamais, fait découvrir, par mobile interposé, le spectacle à Mathieu resté pour l’heure à Bordeaux, la cinéaste se tient loin de l’exotisme touristique. Sa caméra se rapproche de plus en plus de son héroïne, se tenant à distance respectueuse de la rencontre avec le vieux blogueur peu bavard, et hôte occasionnel de cet exilé volontaire. Ce dernier s’en tient à rendre confortables des conditions d’habitation spartiates propres au rude climat de la région. À la jeune femme de découvrir les terres (et les eaux) qui l’entourent. Au plus près de ses mouvements amples et de ses infimes frémissements, Emily Atef accompagne la jeune femme nageant nue dans l’eau d’un lac transparent, gambadant à l’assaut d’une colline, traversant une dense forêt ou se réchauffant sous l’épaisse couverture d’une cabane.
Mathieu, pris dans la volonté inquiète de la faire rentrer en France, est surpris par la profondeur de la métamorphose en cours chez sa compagne aimée. Il ne lui suffit pas d’être entrainé dans une traversée buissonnière par une amante le devançant à la course jusqu’à en perdre haleine. La dernière rencontre entre les amants se passe de mots et leur corps-à-corps amoureux, dans sa nudité silencieuse, rythmé par leurs soupirs, irradient d’énergie et de sensualité.
Nul doute, par amour, Mathieu peut repartir. Hélène sait comment vivre le temps qu’il lui reste, habiter l’espace qu’elle s’est choisi, jouir de son corps qu’elle se réapproprie et ouvrir les yeux sur la beauté du monde, jusqu’au dernier souffle. Comme le souligne la cinéaste, ‘c’est un film sur une femme qui s’émancipe en acceptant de mourir comme elle le veut’.
Tout en refusant le lyrisme, parfois modulé par la composition musicale de Jon Balke et pris en charge par l’intensité de la lumière magnifiée par le directeur de la photographie, Yves Cape, « Plus que jamais » réussit sobrement ce pari audacieux et gagne ainsi nos cœurs.
Samra Bonvoisin
« Plus que jamais », film d’Emily Atef-sortie le 16 novembre 2022
Sélection officielle, Un Certain Regard, Cannes 2022