Sportive de haut niveau, championne de France F35 2022 du lancer de marteau, Stéphanie Lokoli enseigne le français au collège Henri Bordeaux à Cognin en Haute-Savoie. Peut-être parce qu’« on n’enseigne que ce que l’on est » (Jaurès), elle déploie des projets et activités qui font du français une expérience du corps et de la voix : ateliers théâtraux avec des malentendants, lecture relais dans la cour du collège avec l’objet livre comme témoin, travail de l’oral avec un miroir et des tablettes numériques, parcours sportif de lecture, procès fictifs, événement d’oralité autour du racisme … Peut-on échapper aux pièges de l’immobilité et du scriptocentrisme scolaires ? Le mouvement, la réinvention de l’espace, le dépassement de soi, l’esprit d’équipe … peuvent-ils constituer des lignes de forces pédagogiques ? Eclairages avec une professeure qui redonne du corps et du tonus à l’enseignement du français…
Comment en vient-on à déployer dans sa classe de français des activités qui prennent à ce point en considération le corps de l’apprenant ?
Je dirais que c’est dans la continuité de plusieurs parcours de vie. Il y a tout d’abord eu ce parcours médical. En effet, atteinte d’une cardiopathie congénitale grave dès ma naissance, je passais plus de temps dans les salles d’attente que dans les salles de classe. J’ai donc un rapport au corps peut-être différent des autres car il s’est construit dans un rapport au temps, tout aussi différent. Souvent considérée par le corps médical comme une « miraculée », j’ai déjà pu assister et participer à des colloques en médecine sur la façon dont un corps, un cœur, peut évoluer en dépit de la maladie. Ce handicap, j’en ai fait ma force. Plus tard, j’endossais les couleurs de l’équipe de France d’athlétisme en pratiquant un sport en rotation, le lancer de marteau. Cette discipline -que je pratique depuis l’âge de 10 ans- est axée sur la coordination entre le mouvement du corps et l’engin, que l’on doit expédier (un marteau de 4kgs). Il faut être dans le bon « timing », solide sur ses appuis, fluide dans sa gestuelle pour espérer gagner en relâchement et en distance.
Toute cette expérience a donc fortement contribué à une mise en chemin réflexive sur le corps de l’apprenant, dans un cadre scolaire. Dans mon collège, nous travaillons avec des élèves sourds et malentendants. De fait, ma volonté a été d’apprendre la LSF en suivant à l’année des cours sur le temps du midi afin de mieux appréhender à la fois le handicap des élèves malentendants mais aussi le travail des codeurs et des interprètes qui officiaient dans les classes. Les jeunes sourds montrent dans leurs corps le plaisir éprouvé à travailler l’oral : le corps mime, danse, trouve un rythme dans le phrasé du texte. Donc le corps est aussi celui qui peut unir, réunir les élèves dans leur singularité.
Comment concrètement organisez-vous vos séances d’enseignement en intégrant le travail du corps ?
Mes séances peuvent tout d’abord s’organiser dans le jeu, le partage, et l’échange. A titre d’exemple, les élèves de l’INJS ont fait des ateliers de théâtre en duo avec les entendants sur une thématique bien précise : marionnette/ marionnettiste ou manipulateur/manipulé. Ces ateliers étaient menés sans paroles, juste avec l’expression du corps puis ensuite on a alterné, avec le corps, auquel se sont additionnées les paroles. Une sourde profonde -qui entend grâce à un appareillage- a effectué une danse en binôme sur le thème précédemment évoqué lors d’un évènement d’oralité intitulé « La Belle Harangue ».
Ensuite, penser l’intégration du corps dans ses séances, c’est aussi expérimenter certains dispositifs. Ainsi, au lieu de lever la main, c’était un corps d’élève qui prenait physiquement position pour s’exprimer, lire, échanger. C’était drôle car parfois j’avais jusqu’à 10 corps d’élèves debout et autant de postures à corriger à ce moment là justement. Et plus les élèves prenaient la parole en posture debout et plus ils prenaient confiance et cela automatisait, dans un même élan, une gestuelle ou un regard. Cette expérience-là est le fruit d’un échange très fructueux autour de l’oralité et du corps avec une collègue de français, Alexia Bonnet.
De plus, je n’hésite pas à aménager mon espace classe en plusieurs espaces afin d’inciter les élèves à s’appuyer sur leur corps pour travailler l’oral. C’est d’ailleurs en ce sens que j’ai totalement repensé le duo corps/espace. Parfois, je commence ma séance dans la cour et on revient après en classe ou alors j’organise des séances à ciel ouvert dans des espaces plus ouverts. Ces derniers contribuent de fait à une ouverture corporelle. C’est en ce sens que nous avons pu tester une « lecture relais » dans la cour du collège. Le témoin en athlétisme a été supplanté par l’objet livre, avec des relayeurs comme élèves qui investissent cet espace en lisant, en déambulant.
Enfin, j’ai introduit un objet du quotidien dans ma salle de classe cette année. C’est un miroir en pied que j’ai placé au fond de la classe. Sur la base du volontariat, les élèves l’ont utilisé pour travailler -à l’aide de marqueurs visuels placés de chaque côté du miroir- sur leur coordination regard/posture notamment dans la mise en voix des textes. Les autres élèves étaient alors de dos, en position d’écoute et/ou d’évaluateurs. Cet outil aura dès lors contribué à une progressivité des apprentissages et à une première approche de son image.
En effet, puisqu’il y avait un véritable climat de confiance, j’ai pu avoir recours à la vidéo tout en proposant un parcours différencié à l’élève pour s’emparer du travail de sa propre image.
En quoi a consisté justement ce parcours différencié pour amener les élèves vers une conscientisation de leur corps ?
Outre la question des gestes intrusifs, qui sont évidemment inacceptables, l’usage de la vidéo doit être mené avec parcimonie. Partant du principe que toute situation susceptible de mettre les élèves en délicatesse est à éviter, et de l’idée que l’acceptation d’un élève peut être contrainte (par la présence du groupe, par le rapport professeur-élève), il convient donc de proposer des parcours différenciés de façon à permettre à chacun de s’emparer du travail sur sa propre image. Ce parcours différencié s’organisait dès lors selon trois possibilités. Tout d’abord, l’élève pouvait faire le choix de regarder sa vidéo, seul, soit en classe, après son passage , soit « à rebours » , chez lui. Il essayait par la suite de déterminer ses points forts, points faibles à l’écrit ou en envoyant un fichier audio à son enseignant via l’ENT. Ensuite, l’élève pouvait regarder la vidéo en présence de son enseignant uniquement. Celui-ci pouvait d’ailleurs procéder à un premier visionnage de la lecture de l’élève en coupant le son afin de porter une attention plus grande à l’engagement corporel. Le deuxième visionnage pouvait davantage être axé sur l’écoute en faisant ressortir les points saillants. Enfin, l’élève pouvait regarder sa vidéo en présence de son enseignant et avec un élève qui le filme en train d’observer / de commenter sa lecture ou son passage à l’oral.
Parmi les activités que vous menez, il y a ainsi tout un travail autour de la lecture à voix haute qui veut aider les élèves à prendre conscience de leur voix et de leur corps : pouvez-vous nous expliquer les modalités de ce « parcours sportif de lecture » ?
« Lectures plurielles, lectures sportives » est un dispositif hybride qui a été réalisé entre le mois de décembre 2021 et février 2022 avec deux classes de 5ème et des élèves sourds et malentendants. L’idée de départ était donc de transposer une pratique sportive pour enseigner la lecture expressive à voix haute. Les objectifs étaient triples : développer et faire place au sujet lecteur en classe, à la maison, renouveler la pratique du numérique pour penser le travail du corps et de la voix en lien avec la lecture et enfin s’entraîner pour progresser et se surpasser. Ce sont les élèves eux-mêmes qui ont choisi leur parcours d’entraînement – débutant/intermédiaire/confirmé/avancé- et leur échéance finale. Chaque parcours donnant lieu à une lecture partagée à destination des élèves de l’école primaire, des élèves du club lecture, lors des Nuits de la lecture sur Twitter ou lors du concours national la Grande Librairie. Avant d’entrer dans leur parcours respectif, ils se sont auto-positionnés en lecture mais aussi sur leur propre rapport au corps et à la voix.
Ce dispositif s’est inscrit à la suite de la mise en place de « modules de lectures expressives » en demi-groupes, tous les 15 jours, d’octobre 2021 à début décembre 2021. Il s’agissait donc d’augmenter la fréquence d’entraînement. On entend par « modules » des temps spécifiques dédiés à la lecture expressive à voix haute et à des activités en lien avec le numérique qui vont permettre de conscientiser l’importance de la voix et du corps de l’élève dans le cadre de la lecture. Durant trois semaines, à raison de 4 séances hebdomadaires, des activités ludiques- parmi lesquelles « Lecture miroir/ lecture podcast à bras le corps »- ont été proposées aux élèves. La première « épreuve » avait par exemple pour objectif d’amener les élèves à améliorer leur posture vocale, c’est-à-dire à prendre conscience de l’importance du volume de la voix et des variations prosodiques. Pour ce faire, les élèves ont été amenés à utiliser Direct Podcast pour s’enregistrer, écouter leurs productions et les annoter.
Parallèlement à cette expérience, ils construisaient un carnet de bord et d’entraînement permettant de relater leur moment de réussite, leur doute, leur progrès.
Quel bilan tirez-vous de ce projet ?
Tout d’abord, j’en tire une grande satisfaction pour les élèves. Ils ont tous pu partager leur lecture. Sur la grille d’auto-positionnement final, les élèves relatent leurs progrès : posture corporelle plus engagée, coordination entre lecture et mouvement du corps plus marquée, une meilleure image de soi. Mais sur cette même grille, ils explicitent très bien aussi les limites de certaines activités comme le fait de s’enregistrer, de s’écouter et de refaire cette démarche plusieurs fois selon le parcours choisi. Une élève souligne « qu’à force de s’écouter, elle n’arrivait plus à s’auto-évaluer », à prendre du recul sur sa lecture, à garder aussi la spontanéité de départ. D’autres se sont présentés avec une telle appropriation du texte que nous n’étions plus vraiment dans une lecture expressive. Mais des repères étaient néanmoins construits tant dans l’alignement du corps, que dans la distribution du regard ou la gestion du stress.
Pour aider les élèves à enrichit leur vocabulaire, vous avez aussi imaginé un dispositif original : « Le tribunal des nouveaux mots ». Comment fonctionne ce dispositif ?
« Le Tribunal des Nouveaux mots » s’inscrit dans une séquence d’un niveau de 5ème qui intéresse l’étude d’une œuvre intégrale, Yvain ou le chevalier au lion, de Chrétien de Troyes et principalement la construction d’un portrait de chevalier. Les objectifs de départ étaient triple : faciliter l’apprentissage du lexique pour soi et pour les autres de façon ludique, adopter des stratégies d’écriture efficaces pour convaincre un jury d’élèves de réinvestir le terme recherché, pour l’écriture d’un portrait, s’adresser à un auditoire tout en argumentant sur le lexique sélectionné. Une première étape consiste à demander aux élèves de choisir trois mots qu’ils ne connaissent pas parmi une liste de termes en lien avec la construction d’un portrait. Ensuite, ils cherchent dans le dictionnaire la définition de chaque terme sélectionné en l’inscrivant dans leur cahier de français. Puis, ils préparent une argumentation à l’écrit sur un des mots choisis au préalable. Enfin, ils passent devant un jury composé de trois ou deux camarades. Ils ont 1 minute pour convaincre le jury d’adopter leur mot dans une future rédaction de portrait. Le jury a quant à lui 1 minute pour interagir avec le « plaideur » de façon dynamique. La dernière étape de ce dispositif consistera à réinvestir, à l’écrit, les nouveaux mots connus, « adoptés » dans leur portrait de chevalier.
Parmi vos projets de pédagogie ouverte, il y a par exemple en 4ème le procès d’un personnage de Victor Hugo : comment s’est déroulé ce travail ?
Nous avions choisi d’évoquer ce procès tel qu’on pourrait le vivre aujourd’hui à travers le prisme des notions de droit et de liberté d’expression, et du rapport entre la morale et l’art. Des questions universelles et contemporaines. Ainsi, partant d’une lecture collaborative, via l’application de lecture numérique Glose Education, le procès a été entièrement rédigé en classe par les élèves en renouvelant le partenariat avec la faculté de droit de Jacob Bellecombette. Des étudiantes en droit des affaires ont dès lors mené avec les élèves des ateliers de communication et les ont aidés dans les différentes étapes d’un procès de cour d’assises. De plus, l’intervention de deux surveillantes pénitentiaires de la Maison d’Arrêt d’Aiton aura permis aux élèves de s’interroger sur les conditions d’incarcération ainsi que sur la législation en vigueur inhérente au milieu carcéral. Enfin, cet échange aura donné lieu à un point de vue féminin sur le métier de surveillant pénitentiaire et la difficulté d’adapter sa prise de parole avec le détenu afin d’essayer de tisser un lien communicationnel avec lui. Par la suite, c’est animée d’une véritable détermination pour ce projet que j’ai souhaité emmener les élèves visiter l’Abbaye de Clairvaux afin qu’ils puissent in fine jouer leur réactualisation au cœur de cet édifice. Dès lors, pendant six mois, la quasi totalité des élèves s’est donc préparée avec moi sur le temps du midi. Mi mars, ils jouaient leur réactualisation du procès à côté de la cellule de Claude Gueux, sous le regard bienveillant d’un officier de l’état civil, le directeur de la Maison Centrale de Clairvaux. Fin mars, à la manière d’une troupe ambulante, ils clôturaient leur projet collectif lors de la semaine « Actions Santé Citoyenneté », au collège, sous le regard admiratif et fier de leurs parents. Je m’implique donc volontiers dans des projets interdisciplinaires qui sont autant d’occasions de travailler et d’apprendre de mes collègues et des élèves. On le comprendra, j’aime beaucoup les dispositifs permettant de travailler hors du cadre de la classe.
Vous avez aussi collaboré avec vos collègues d’EPS et d’histoire-géo pour un « événement d’oralité » : de quoi s’agit-il ?
Cette année, les élèves ont créé un évènement d’oralité durant la semaine d’éducation et d’action contre le racisme et l’antisémitisme devant une écrivaine engagée, Rachel Khan. Ce projet interdisciplinaire intéressait à la fois le français, l’éloquence, l’EPS et l’histoire géographie EMC. Dès septembre, les élèves ont travaillé sur l’œuvre de Rachel Khan, les Grandes et Les petites choses, articulé à un cycle d’athlétisme. J’avais décidé de construire cette première séquence de rentrée comme la parabole d’une course afin d’être en phase avec ma collège d’EPS qui débutait par un cycle athlétisme. L’objectif était d’amener d’emblée la classe de 3ème vers une conscientisation du corps- posture, alignement corporel, geste, regard – et de la voix dans le cadre de leur soutenance à l’oral du DNB. Puis, de novembre à janvier, les élèves ont lu de façon cursive, Le rêve de Sam de Florence Cadier, en abordant conjointement en histoire géographie et en français les inégalités sociales et la lutte contre le racisme. Des ateliers d’écriture ont alors été mis en place comme des activités d’éloquence, afin de préparer cet événement d’oralité. Alors, vendredi 18 mars, les élèves se sont activés pour le préparer. Ils ont été répartis dans différents pôles d’activités : éloquence, numérique pour la création d’affiches et de capsules vidéos, CDI pour préparer leur exposition guidée, la salle de rédaction/presse pour rédiger les questions journalistiques. Bref, une coopération sans faille pour mener à bien un projet collectif. Plusieurs élèves ont d’ailleurs choisi ces projets dans le cadre de leur oral du DNB. Comme j’avais aussi eu recours à la vidéo pour les accompagner dans leur prise de parole avant cette rencontre littéraire, ils ont pu proposer au jury une autoscopie de leur propre prestation en la mettant en regard avec les prestations antérieures. C’est dire aussi la mise en chemin réflexive que peut apporter une telle ouverture culturelle.
Au final, à la lumière de votre expérience, en quoi l’enseignement du français aurait-il à gagner se faire un peu plus sportif ?
Je ne sais pas si l’enseignement du français gagnerait à « se faire un peu plus sportif ». Je dirais simplement que chacun fait avec sa personnalité ; la mienne est dans un perpétuel mouvement à la fois effervescent et arborescent. C’est mon passé de sportive qui veut ça ! On ne se refait pas !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Ateliers théâtraux inclusifs
Travail de l’éloquence avec l’Institut National des Jeunes Sourds
Ateliers de lecture expressive
Lectures plurielles, lectures sportives
Au tribunal des mots nouveaux
Evénement d’oralité autour du racisme