Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? Au point d’être effacées de l’histoire littéraire et des programmes scolaires ? C’est ce que démontre « La revanche des autrices », une passionnante enquête de Julien Marsay, professeur de français au lycée Galilée à Gennevilliers. On y découvre combien l’invisibilisation des autrices a pris au fil des siècles des formes perverses et diverses : retours de bâton, calomnies, injures, étiquettes infamantes, plagiats, « brevet d’incapacité », camouflages, relégation aux genres « mineurs » … L’ouvrage, dérangeant, stimulant, combatif, interroge aussi l’Ecole : doit-elle reproduire l’ordre patriarcal de la littérature et du monde ? une écrivaine mise aux programmes n’est-elle qu’une « exception-caution » ? faut-il déconstruire l’histoire littéraire pour favoriser l’esprit critique des élèves ?…
Votre enquête montre combien l’invisibilisation des autrices a connu au fil des siècles des formes fort variées : backlash, calomnies biographiques, étiquettes infamantes de « précieuses » ou de « bas bleus », sacralisation des muses, dénis d’attribution ou d’auctorialité, camouflage masculin, « syndrome George Sand »… Laquelle de ces stratégies masculinistes vous apparait comme la plus destructrice ?
Je ne sais pas si l’on peut dégager une stratégie plus violente que les autres tant toutes sont délétères et pernicieuses : il me semble plutôt qu’elles se conjuguent et se font écho, qu’elles sont intriquées dans un même système de violence, fruit d’un système patriarcal aux ramifications anciennes et puissantes.
Certaines stratégies sont plus frontales, d’autres plus obliques. Il y a la violence ouverte : tout ce qui contribue à la disqualification et à la calomnie, les attaques contre le fait d’être femme et contre les mœurs des autrices comme au Moyen Âge Jean de Meun qui traite toutes les femmes de « pustes » dans le « Roman de la Rose », comme Gratien du Pont en 1534 avec ses « Controverses des sexes masculin et féminin » qui traite les femmes de « bêtes irraisonnables »… La rhétorique de l’injure, celle de la putain et de la sorcière en quelque sorte, est fort ancienne : elle se répète au fil des siècles et le XIXème, qui consacre une expression péjorative « bas bleus » pour désigner et caricaturer les femmes qui écrivent, est un moment clé. D’où, en référence à la thèse de Susan Faludi, ce que je nomme backlash littéraire : au siècle où de nombreuses autrices revendiquent le droit d’exister comme telles, les logiques rétrogrades se déchaînent. Plusieurs auteurs écrivent des ouvrages entiers visant à railler les « bas bleus » (Barbey d’Aurevilly, Frédéric Soulié…). Ces attaques se fondent sur des disqualifications et des calomnies biographiques, sur la rhétorique de l’injure ; aussi certaines adoptèrent-elles un pseudonyme masculin en partie comme stratégie d’existence littéraire (George Sand est la plus connue mais elles étaient extrêmement nombreuses à y recourir au XIXe siècle : Daniel Stern, André Léo, Georges de Peyrebrune, Daniel Lesueur, Marc de Montifaud etc.) et beaucoup d’entre elles ont été victimes du backlash immédiat ou a posteriori…
À cette violence frontale s’additionnent des phénomènes répétés de rapt : une certaine habitude à emprunter aux œuvres des femmes, voire à les plagier – Voltaire ne s’est pas privé (Catherine Bernard, Mme de Fontaines…) – ou à leur dénier l’auctorialité de leurs œuvres en les attribuant à des hommes ou en ignorant leur contribution à l’œuvre de leur mari, reconnu lui, comme ce fut le cas pour Athénaïs Michelet ou Julia Daudet… ce que l’autrice du XIXe siècle, Juliette Lamber, nomme le « brevet d’incapacité » décerné aux femmes. Et il y a bien d’autres mécanismes…
Tout cela relève d’une injonction globale à leur refuser le droit à écrire : c’est un sévère rappel à ne pas déroger au rôle que les hommes ont attribué aux femmes dans la société. Et tout cela participe au backlash d’ensemble : la violence destructrice est, me semble-t-il, dans la somme de ces mécanismes misogynes ayant contribué à annihiler nombre d’autrices des mémoires.
Vous montrez aussi combien les genres sont genrés, combien les autrices sont souvent reléguées aux formes littéraires les moins légitimes ou les plus populaires : pouvez-vous expliquer en quoi le masculinisme littéraire rejoint d’une certaine façon un mépris de classe ?
Je me fonde, entre autres, sur les analyses de l’universitaire Ellen Constans qui, dans son essai de 2007 sur les « Ouvrières des Lettres », pose la question de ce qu’est la culture légitime : comment on l’instaure ? qui décide de ce qu’est la « bonne littérature », celle digne d’être retenue ? Ellen Constans s’intéresse aux autrices du roman dit populaire : ses analyses montrent qu’une forme de mépris de classe se joue également, oui. Il y a la littérature digne et celle moins digne, voire indigne : d’ailleurs, Gustave Lanson, le fossoyeur en chef des autrices, dans son « Histoire de la littérature française », exclut l’épistolaire du champ de la littérature, alors que de grandes épistolières méritent clairement de figurer dans la mémoire littéraire. Mais au-delà, on peut aussi voir une forme d’intersection du mépris : quid, au XXe siècle, de l’institutionnalisation des autrices de la Caraïbe par exemple, largement minorées dans notre histoire littéraire et institutionnelle ?
À cela, il me semble qu’il y a aussi un mépris plus large, lié aux origines : d’immenses autrices telles que Maryse Condé ou Simone Schwarz-Bart par exemple devraient être bien plus institutionnalisées qu’elles ne le sont : elles n’ont même pas eu un Goncourt, ce qui au regard de la qualité, immense, de leur œuvre, est sidérant ! À quand le prix Nobel pour l’immense Maryse Condé ? Tel a été le sens du Nobel alternatif qu’elle a reçu. Et là je parle seulement d’autrices françaises ! Quant aux autrices « francophones » : quid de grandes autrices telles que Mariama Bâ ou Aminata Sow Fall dans notre imaginaire littéraire officiel, dans ce « patrimoine » qu’on nous donne à lire ?
Toutes ces données s’enchevêtrent, opèrent par cumul des strates pour certaines de ces autrices, et, à quelques exceptions-cautions près, l’intronisation dans le patrimoine de la majorité d’entre elle est (encore) loin d’aller de soi. L’histoire de l’invisibilisation des autrices révèle une histoire plus large, je crois bien, que celle du mépris de classe : il y a une combinaison de toutes les logiques de domination.
Via la sélection, la hiérarchisation ou la catégorisation qu’ils opèrent, les programmes de français participent à l’invisibilisation des autrices : en quoi votre enquête éclaire-t-elle ces processus de fabrication d’une représentation scolaire de la littérature et donc du monde ?
Il me semble que l’enquête est une réponse directe et sévère aux programmes : elle leur renvoie leur reflet, celui du regard sclérosé de ce qu’ils cherchent à perpétuer. Je parle des programmes du Bac français (il me semble que ceux de collège sont plus libres, les œuvres n’étant pas imposées). Et cela dépasse la question du genre : les filles, et de façon générale les jeunes d’origine maghrébine, africaine ou asiatique, se sentent difficilement représentées. Pour certain-es, c’est le cumul.
Voici ce que m’a écrit l’un de mes anciens élèves d’Humanités, Littérature et Philosophie : « En terminale, avec les deux œuvres qu’on a étudiées [un livre de Maya Angelou et un de James Baldwin], je me suis senti représenté et j’ai été touché de votre envie de me représenter ». Avant la terminale donc et la lecture scolaire de ces œuvres, ce garçon noir ne s’est jamais « senti représenté » par les livres qu’on lui a fait lire : la question de ce que et de qui l’on donne à lire est primordiale. La lecture en cours doit dépasser le cadre d’un rapport strictement scolaire à celle-ci et opérer des rencontres avec la littérature, des rencontres avec les œuvres : pour ce faire, il faut que chacun/chacune puisse à un moment se sentir représenté-e par le choix des livres que l’on aura fait. Cela rejoint la question plus large de l’école comme lieu de reproduction ou d’émancipation, et des armes artistiques et intellectuelles que l’école propose ou non.
Yourcenar, Lafayette, Olympe de Gouges, bientôt Colette sont apparues au programme de 1ère, Sylvie Germain est proposée à l’écrit de l’EAF : faut-il voir là selon vous une évolution positive de l’institution scolaire ou de nouvelles exceptions-cautions, un syndrome de la Schtroumpfette littéraire ?
Ce programme est clairement le legs de Gustave Lanson qui, au XIXe siècle, a institué ce portrait de l’Histoire littéraire où de rares femmes ont voix au chapitre ! Avec Lanson, on est en plein syndrome de la Schroumpfette : la part entre auteurs et autrices est totalement disproportionnée. Il en va de même avec ce programme : sur le nombre, combien d’autrices seront étudiées ? Dès lors, on ne peut les voir que comme ce que je nomme des exceptions-cautions. Quelle projections, quelles représentations cela renvoie-t-il aux élèves ? Ok, il y a bien une femme qui écrivait mais c’est la seule perdue au milieu de tout un village d’hommes, c’est une exception qui, dans les imaginaires, sert de caution au fait que l’écriture c’est essentiellement une affaire d’hommes ! Il en faut plus, c’est de l’ordre de l’évidence.
Le titre et la conclusion de l’ouvrage se veulent résolument combatives. Au terme de vos recherches et de vos lectures, si vous deviez suggérer trois autrices méconnues à faire découvrir à nos élèves, quelles seraient-elles et pourquoi ?
Trois ce serait insuffisant : le choix n’est pas aisé. Dans l’idéal, je souhaiterais surtout mettre un dispositif pédagogique en place suffisamment libre qui permettrait aux élèves de me faire découvrir, grâce à ce dispositif de recherches, trois autrices méconnues de moi. C’est arrivé une fois cela dit : une ancienne élève m’a offert la chouette nouvelle d’une autrice italienne dont j’ignorais totalement l’existence, Clarice Tartufari !
Mais s’il faut absolument vous donner trois noms, je vous donnerais les suivants : Olympe Audouard, Mme de Villedieu et les sœurs Nardal (ok ça fait 4, parce qu’il y a Jeanne et Paulette). Olympe Audouard, autrice incroyable du XIXe siècle qui a publié un savoureux pamphlet « Guerre aux hommes », car elle cristallise toute la charge de l’invisibilisation et du backlash contre les autrices, ce que je nomme l’Effet Olympe en référence à l’Effet Matilda expression qui désigne l’invisibilisation des femmes en sciences ; Madame de Villedieu, grande autrice du XVIIe siècle, qui a été totalement rayée des mémoires alors qu’elle est l’inventrice du roman-mémoires ; les sœurs Nardal, formidables théoriciennes de la négritude et penseuses d’avant-garde des questions intersectionnelles au début du XXe siècle, reléguées dans les placards de l’oubli…
Votre passionnante enquête donne le vertige tant elle montre aussi combien l’histoire littéraire, celle qu’on nous a enseignée et qu’on nous demande de transmettre, est bel et bien une construction idéologique : vous semblerait il souhaitable d’enseigner l’histoire de l’histoire littéraire pour favoriser l’esprit critique des élèves ? quelles pistes pour un tel travail ?
Clairement, montrer comment l’histoire littéraire a été construite et montrer que c’est une construction idéologique me semble important. Quelque part, je crois que nous sommes déjà un certain nombre à le faire : en faisant enquêter, découvrir, en faisant des pas de côté par rapport aux programmes…
Mais cela me semble bien plus difficile à effectuer lorsque l’on est accablé par la pression du Bac à préparer dans des classes où les heures manquent cruellement (3h de français en classes de 1ères technologiques !), où les cours en classe entière sont légion (d’année en année, les baisses drastiques des DHG réduisent les cours en 1/2 groupe de façon sidérante) et où le programme à terminer est lourd : pour ma part, je botte en touche, je ne prends plus de classes de 1ères tronc commun depuis la réforme de l’ancien ministre qui a cherché à rétablir ce rapport pantouflard à la littérature tandis que l’ancien programme nous laissait davantage de liberté.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Julien Marsay, « La revanche des autrices, Enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature », Payot Essais 2022, ISBN 978-2-228-93112-0
Julien Marsay dans Le Café pédagogique
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