« Annoncer une date de déploiement dit peu lorsque l’on minore systématiquement les délais de mise en oeuvre de chaque dimension ou étape du projet ». Le rapport d’évaluation du dispositif Territoires numériques éducatifs (TNE), réalisé par les laboratoires Techne et Bonheurs des universités de Poitiers et Cergy, met en évidence le grand écart entre le discours politique et les réalités de terrain. Si les enseignants adhèrent aux principes posés par TNE, l’enquête montre que les ressources, les formations et même l’équipement ne suivent qualitativement pas. Il invite à écouter les enseignants plutôt qu’entretenir la communication politique.
Projet Blanquer et scepticisme enseignant…
Lancé en septembre 2020 par JM Blanquer dans deux départements (Aisne et Val d’Oise), le dispositif des Territoires Numériques Educatifs (TNE) devait « mieux former les enseignants au numérique, réduire la fracture numérique entre élèves », « former les parents et « permettre un accès facilité à des ressources pédagogiques de qualité ». Sur ces 4 objectifs, le rapport d’évaluation des laboratoires Techné et Bonheurs, portant sur 14 écoles et qui vient d’être rendu public, apporte de sérieuses réserves.
D’emblée l’étude montre le scepticisme des enseignants face au dispositif. « Les sentiments exprimés par la communauté éducative au cours de cette phase initiale de déploiement du démonstrateur sont ambivalents. Ils témoignent à la fois d’une forte adhésion aux principes fondateurs du programme et d’une désillusion quant à sa mise en oeuvre. Distorsion souvent renforcée par des expériences antérieures où la réalité concrète concordait peu avec les promesses dont les programmes étaient porteurs ».
Une formation qui ignore le terrain
Sur l’objectif d’amélioration de la formation des enseignants, le rapport pointe « la discordance entre la hiérarchie des besoins exprimés par les enseignants (à partir d’une liste proposée par Réseau Canopé) et l’exploitation de cette consultation dans l’offre de formation CANOTECH (exemples : les enseignants positionnent « Robotique et programmation » au 10ième rang sur 13 et le module est au 3ème rang sur 10 dans CANOTECH ; Idem pour « différencier la pédagogie », classé au premier rang par les enseignants (1/13) et au 7ème rang/10 dans CANOTECH) ». Mais l’enquête va plus loin. Elle montre que la plupart des enseignants se sont auto-formés aussi bien pour les compétences numériques que les compétences pédagogiques à l’utilisation du numérique. Allant contre le discours officiel, elle montre que « Plus de 70% des T1 (enseignants venant d’être titularisés) ne considèrent pas leurs pairs comme une ressource de formation, et les pairs n’ont pas constitué une ressource pendant le confinement pour une grande partie de l’ensemble des répondants ». Ainsi l’enquête pose la question de la formation des enseignants en termes nouveaux. « La question du développement professionnel des enseignantes et des enseignants dans le cadre du programme TNE ne peut se poser simplement sous l’angle du transfert de savoirs – même s’il est important d’y procéder – mais interroge la construction d’organisations apprenantes où les savoirs et les pratiques sont co-construites », estime le rapport. « S’ils (les enseignants) expriment fortement leur attachement à la « liberté pédagogique », ils subordonnent leur capacité à l’exercer efficacement et « en confiance » à l’existence d’un cadrage institutionnel précis qui articule l’expression des intentions de l’État (les finalités attribuées au recours au numérique, au-delà du discours général de modernité) avec des références robustes sur les modalités de mises en oeuvre (travaux scientifiques attestant l’efficacité des pratiques, guide de bonnes pratiques) ».
Une politique de ressources loin du terrain
L’enquête invite aussi à relativiser l’apport du dispositif sur le plan de l’équipement. Le problème de l’équipement numérique des écoles primaires existe bien : la moitié des enseignants signale un manque d’équipement ou son obsolescence. Ce que montre l’enquête c’est l’insuffisance de l’équipement d’une partie des familles (insuffisance pour faire le travail scolaire) et aussi celui des enseignants. « Plus des deux tiers des enseignants des deux départements déclarent ne pas être suffisamment bien équipés à titre personnel pour travailler à la maison (65%) ». La modestie de la prime informatique (150€ par an) ne pourrait combler ce manque qu’au bout de nombreuses années.
Un des principaux apports de l’enquête concerne la politique de ressources. C’est un point essentiel d’un dispositif où Canopé a une grande place. Si une très large majorité des enseignants du premier degré utilise des ressources numériques (90%), ils font largement appel aux ressources crées par des enseignants. » Pratiquement tous les enseignants utilisent des ressources numériques qu’ils proposent à leurs élèves (94%). Le plus souvent, elles sont créées par eux-mêmes (68%), proviennent de la communauté des enseignant.e.s (64%), de sites de partage académiques (61%) ou bien d’autres sites de partage de ressources gratuites (58%). Les ressources produites par le secteur marchand restent moins utilisées (29%) et celles des opérateurs publics souvent ignorées (19% pour les ressources proposées par Réseau Canopé hors « Les fondamentaux », 9% pour Eduthèque, 2% pour les ressources proposées par le CNED hors la plate-forme de classe virtuelle). Seule exception, la collection « Les fondamentaux » proposée par Réseau Canopé est utilisée par 59% des enseignants ». Au moment de l’enquête le volet ressources numériques du dispositif TNE n’était toujours pas opérationnel. Le rapport invite à prendre en compte la construction de ressources par les professeurs comme « une des forces de leur culture professionnelle » et par suite de leur accompagnement.
Recommandation : choisir le terrain et non le politique
Dans ses recommandations, le rapport demande de « donner du temps aux acteurs de terrain ». « Les observations de terrain soulignent une forte tension entre la temporalité politique avec les discours qui la portent, et celle des réalités de terrain. Annoncer une date de déploiement dit peu lorsque l’on minore systématiquement les délais de mise en oeuvre de chaque dimension ou étape du projet. Non seulement, les annonces ne sont pas nécessairement performatives mais, mettre en concurrence le temps de la communication politique avec le temps requis pour la gestion efficace des projets, dégrade parfois la qualité des résultats obtenus et, de façon paradoxale, peut induire des retards supplémentaires ». Le rapport invite à concevoir la première année du déploiement du dispositif comme une année d’élaboration du projet en co-construction en donnant la plus large place à la participation des enseignants et des parents.
Sur le volet formation, il invite à « aider à la construction de communautés apprenantes géographiques ou thématiques, en leur donnant du temps, une véritable reconnaissance institutionnelle, et par des apports de méthode (notamment en termes d’ingénierie technopédagogique et de conduite de projets) et de l’expertise (cadrage institutionnel, résultats scientifiques, bonnes pratiques)… Face à un manque de temps chronique, les enseignant.e.s ont besoin de repères pédagogiques, institutionnels et scientifiques fiables pour travailler en confiance, ne pas perdre de temps et aller à l’essentiel. Ils ont aussi besoin de formations fortement inscrites dans leurs contextes ».
On notera encore deux autres recommandations. D’une part le rapport invite à changer le dispositif actuel d ‘évaluation des TNE en l’ancrant « dans une démarche collégiale et consensuelle ». D’autre part, le rapport alerte sur le recadrage de la thématique de la continuité pédagogique. Plutôt qu’un dispositif visant l’intégration du numérique dans l’école en présentiel, il invite à prendre en compte le risque épidémique. « Il semble donc très urgent et important de réintégrer au dispositif TNE des mesures de préparation, que ce soit l’organisation de prêts de matériels (identification des familles en situation de fragilité numérique, organisation technique, juridique et logistique des prêts), l’accélération du déploiement et de la formation à l’usage d’ENT ou autres plateformes de services répondant aux besoins de la continuité pédagogique, la formation des enseignant.e.s à l’ingénierie technopédagogique de la formation à distance, la mise à disposition de ressources pédagogiques adaptées ou l’accompagnement des parents qui le nécessitent ».
Sur ce dernier point on retrouve ce qui caractérise le dispositif des Territoires Numériques Educatifs : le choix du temps et des considérations politiques pèse plus lourd que le terrain pédagogique. Mais c’est déjà une maladie ancienne des nombreux plans numériques portés dans l’Education nationale…
François Jarraud
Numérique : le ministère peaufine sa stratégie