Dans une communauté rurale d’Argentine, comment un adolescent fragile surmonte-t-il la mort brutale d’un cousin admiré, jeune pilote de course automobile et idole du village ? Le réalisateur Maximiliano Schonfeld, originaire de la province d’Entre Rios comme sa coscénariste l’écrivaine Selva Almada, inscrit « Jesus Lopez » (du nom du héros fauché par un accident) dans sa terre natale, plusieurs fois documentée au travers de ses premiers courts-métrages. Le cinéaste imagine ici le parcours singulier d’Abel, garçon timide et inhibé, confronté à la disparition d’un être d’exception aux yeux de tous et à l’onde de choc émotionnel engendrée par cette tragédie. Un traumatisme partagé au point qu’Abel, avec le consentement tacite ou inconscient des proches du disparu, cède à la trouble tentation de ‘prendre la place’ de celui qui n’est plus là. Une démarche progressive jusqu’à la hantise conduisant Abel à être habité par l’esprit et la ‘présence’ de l’autre. « Jesus Lopez », chronique réaliste d’un modeste collectif fermier, drame intime et portrait d’une jeunesse en mal de sensations fortes et de dangereux vertiges, nous ouvre les portes du fantastique. Grâce à la puissance suggestive de la mise en scène, nous vivons la traversée libératrice d’un garçon en quête d’accomplissement et sa bataille envoutante avec le fantôme d’une illusion tenace.
Le choc de la disparition, la place à prendre
En ouverture, une vision nocturne en noir et rouge, saisissante. Cadré de dos au niveau des épaules, sur fond de vrombissement du moteur, le conducteur d’une moto lancée à grande vitesse, la silhouette se découpant dans la nuit, la longue chevelure déployée en corole autour de sa tête, éclairée par le feu du phare avant. Comme si un motard (sans visage) entouré de flammes s’enfonçait à fond de train dans les ténèbres. Dans le même temps ou presque, sur fond noir, quelques mots échangés en voix off annoncent la terrible nouvelle de la mort accidentelle de Jesus Lopez.
Un choc bouleversant que cette disparition brutale du héros local, brillant pilote de course automobile, fierté de ses parents fermiers, Cacho et Irène, source d’admiration pour la bande de motards amis et idole secrète d’Abel (Joaquim Spahn), son jeune cousin, taiseux et mal dans sa peau.
Nous percevons d’emblée, dans ce village agricole pauvre, l’aura de la vedette, fauchée en pleine gloire, et la force symbolique de son talent de pilote de course, figure unique de réussite au sein d’une jeunesse à l’avenir incertain. Cérémonie de deuil et manifestations de solidarité et de compassion s’expriment en direction de la famille et des proches. Une marche funèbre, large et lente, composée des nombreux amis et admirateurs, filmée frontalement en plan d’ensemble, envahit la rue principale et donne la mesure de l’événement.
Pour sa part, Abel, bien en peine de mettre des mots sur ce qu’il ressent, erre d’un lieu à un autre, se soucie de sa sœur Sonia (La Arteta), enceinte, allongée parfois à ses côtés à la nuit tombée et qui lui fait coller l’oreille à son gros ventre pour entendre le bébé à naître. Il rend visite aux parents de son cousin, plongés dans un chagrin retenu. Par glissements progressifs, il aide (sans entrain) le père (Alfred Zenobi) aux travaux des champs, échange un peu avec la mère (Paula Ransenberg), accepte la proposition de cette dernière : entrer dans la chambre du fils, endosser les habits, dormir dans le lit, apprivoiser le chien (au comportement changé par cette présence étrangère)…
De l’identification à la possession
Dans des paysages ruraux cadrés en plan large, des champs de blé aux sentiers ondulés, des matins clairs aux couchers de soleil roses sur un lac aux reflets métalliques, Abel s’éveille peu à peu sous nos yeux au fur et à mesure qu’il prend goût à s’approcher de l’univers amical et affectif de Jesus Lopez. Sans se départir d’une certaine gaucherie, il fréquente les copains motards, fans de musiques ‘métal’ ou de chansons populaires, se fond dans le groupe de garçons et de filles délurés dansant ou sautant brusquement sur leurs engins pétaradants. Dans un gigantesque hangar désaffecté aux couleurs ocre et chaudes, il lie une étrange relation d’affection avec l’ex-petite amie du mort, Azul (Sofia Palomino). Entrer dans la peau de l’autre devient bientôt une immense source de satisfaction comme si Abel avait trouvé sa voie : marcher dans les pas de l’idole défunte, prendre sa place et jouer son rôle, de l’amant fougueux au pilote de course virtuose en passant par le complice de parties de campagne au bord de l’eau….
Nous suivons intrigués l’étrange expérience d’identification qui s’opère à l’intérieur d’Abel, comme si l’adolescent mal à l’aise se découvrait enfin un avenir en prolongeant le destin (interrompu) d’un autre, habité par la croyance d’un accès possible au même chemin glorieux. C’est alors que la fiction bascule dans un autre registre, difficile à décrire sans déflorer la dimension fantastique de l’aventure initiatique d’Abel et de l’expérience visuelle et sonore vécue en tant que spectateurs.
Sans effets spectaculaires, le cinéaste nous fait ressentir la façon dont l’esprit de Jesus Lopez s’empare d’Abel et le transforme même physiquement. Une ressemblance d’autant plus énigmatique que nous, spectateurs, sommes les seuls à la voir. Et à regarder en face, pour la première fois, Jesus Lopèz (Lucas Schell), celui qui hante l’histoire de bout en bout, reste hors-champ puis revient du royaume des ombres.
Fantôme ‘charismatique’ d’un jeune trop tôt disparu réclamant de retrouver sa place, comme le suggère le cinéaste argentin inspiré par l’auteur également argentin, Alberto Laiseca, figuration poétique du devenir illusoire dans lequel se fourvoie Abel, métaphore vertigineuse de la nécessité pour ce garçon en quête d’un héroïsme mal placé de construire sa propre existence ? Maximiliano Schonfeld laisse notre imagination libre de creuser les pistes ici ouvertes par les audaces de la mise en scène.
Le fantastique, voix du monde intérieur, accès à la vraie vie
Lorsqu’Abel endosse la combinaison fétiche de Jesus Lopez et prend le volant dans la voiture préparée pour une ultime course automobile conçue comme un hommage au héros disparu, des petits détails vestimentaires nous reviennent en mémoire. Au début du récit, Abel porte un tee-shirt bleu pâle cerclé de blanc et de rose, les mêmes teintes pastel, répliques exactes de la décoration de la voiture de course de Jesus Lopez sur laquelle le petit s’est entraîné pour se hisser au niveau du grand. Une similitude chromatique comme pour relier secrètement le garçon en quête d’identité à son idole d’enfance.
Tout l’univers de la fiction mise en scène par Maximiliano Schonfeld se mesure à l’aune de correspondances secrètes comme celles-là. Ni esbroufe ni ostentation mais un voyage du réalisme à l’onirisme, du clapotis des eaux d’un lac à l’aboiement d’un chien en pleine campagne jusqu’au surgissement de la silhouette au fond du plan puis du visage plein cadre d’un jeune homme sortant des limbes avec autant d’évidence qu’Abel, arrachant son casque de pilote occasionnel, comme on enlève son masque au terme de l’ultime épreuve de vérité.
Surplombant un paysage magnifique et son ciel chargé de teintes rougeoyantes, nous entendons, hors-champ, la voix d’Abel (que nous reverrons une dernière fois plein cadre et regard caméra). Le jeune homme adresse un dernier salut à son cousin qui a réussit à ‘sauter la clôture ‘ et demande à Dieu de […] ‘guider l’âme de [son] cousin vers les champs célestes’.
La vraie vie d’Abel peut commencer. Et nous en sommes bouleversés.
Samra Bonvoisin
« Jesus Lopez » de Maximiliano Schonfeld-sortie le 13 juillet 2022
Prix du Meilleur Film de fiction, Festival de Biarritz 2021